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un chef-d’œuvre, tout ouvrage signé de ce nom privilégié. Les choses se sont passées ainsi de tout temps à Venise comme à Rome, à Naples comme à Florence, fort contrairement à ce qui a lieu en France, où les gloires les mieux établies semblent toujours sujettes à révision, où la prétendue indépendance de la critique n’est souvent qu’un déguisement de l’ingratitude. Par excès de reconnaissance envers un noble passé, les contemporains de Titien égalaient aux œuvres de son génie les ébauches informes qui en trahissaient l’épuisement ; de nos jours encore, tandis qu’on insultait ici la vieillesse du peintre de la Bataille d’Aboukir, n’a-t-on pas vu le Florentin Benvenuti, le Romain Pinelli, Sabatelli, et plusieurs autres que recommandait seulement l’éclat de leurs débuts, inspirer jusqu’à la fin une admiration obstinée, et vivre également honorés tout en se montrant inférieurs à eux-mêmes ? Vernet, qui ne modifia plus tard sa manière que pour l’améliorer, dut, à plus forte raison, rester en possession de la faveur publique. Après l’avoir conquise par l’imitation du style de Salvator Rosa, il put, sans préjudice pour ses succès, revenir au style qui lui était propre. Les Vues de Naples, la Rentrée des pêcheurs, le Calme et plusieurs autres sujets du même genre, que la gravure a popularisés, signalent ce retour du peintre vers un art moins superbe, mais au fond beaucoup plus significatif. Ici, plus d’ostentation de poésie, plus de grandeur outrée, plus d’étalage d’incorrection sous prétexte de fougue : la poésie ressort de la vérité de l’aspect. Une harmonie que n’altère jamais aucune des parties de l’ensemble, un coloris précis jusque dans sa faiblesse, une exécution un peu vide dans les premiers plans, mais partout ailleurs discrètement facile, — voilà ce qui distingue ces agréables œuvres. Elles manquent sans doute de cette gravité imposante, de cette profondeur de sentiment qui caractérise les œuvres des grands maîtres ; toutefois elles annoncent déjà et elles expliquent celles que Vernet exécuta en France dans la plénitude de son talent, et suffiraient à elles seules pour lui mériter une des premières places parmi les maîtres de second ordre.

Au temps où Joseph Vernet se trouvait à Rome, un pareil jugement eût paru une offense à sa gloire : on croyait n’être que juste envers l’habile artiste en le proclamant un homme de génie, et si en effet on le compare aux paysagistes ses contemporains, nul doute qu’il n’ait sur eux une immense supériorité ; mais, vers le milieu du XVIIIe siècle, on ne se bornait pas à mesurer le talent de Vernet à la faiblesse des productions de l’époque. Il n’était point dans le passé de peintre si illustre qu’on n’osât lui opposer ce rival ; le nom du nouveau maître fut égalé aux noms les plus respectés de l’école, et, tandis qu’on ne donnait à Nicolas Poussin que la qualification un peu dédaigneuse de