Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/146

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à la reprendre. Joseph Vernet le sentit de lui-même : il ne renonça pas entièrement à la peinture ; mais, renonçant du moins à rivaliser avec son fils Carte, il mit surtout sa gloire dans les succès de celui-ci. Heureux jusqu’à ses derniers momens, il vécut assez pour le voir siéger à ses côtés aux séances de l’académie de peinture, comme Carle Vernet devait à son tour compter son fils Horace parmi ses confrères à l’institut ; il vécut trop peu pour être atteint par l’orage qui allait fondre sur la France, et, lorsqu’il mourut en 1789, il n’avait connu du XVIIIe siècle que les années les plus favorables au développement de ses qualités d’artiste, l’époque qui convenait le mieux aussi à son caractère ennemi de tous les excès. Cette vie, exactement comprise entre les jours de la régence et les jours de la révolution, pouvait-elle commencer et finir plus à point ? Né un peu plus tôt, lorsque régnaient en Italie avec Clément XI, en France avec Louis XIV, une grandeur morose et le goût de l’art fastueux, Joseph Vernet n’aurait été peut-être qu’un peintre dépassé et méconnu ; né plus tard, ne l’aurait-il pas été au moins autant ? Sous Benoît XIV, sous Louis XV et sous Louis XVI, ce talent ne pouvait, au contraire, manquer d’être compris, parce qu’il était l’expression la plus significative des goûts mélangés du moment. Tout se conciliait alors dans l’art comme dans les mœurs : le culte du naturel et l’amour du factice, l’instinct du vrai et l’habitude du scepticisme. Vernet, avec son talent spirituel, son indépendance un peu frondeuse, ses velléités philosophiques, son enthousiasme et sa gaieté, était bien à sa place dans cette société à la fois pacifique et railleuse, sérieuse et frivole, qui faisait des questions les plus graves de la morale humaine un sujet de causerie littéraire, de l’agrément le fond et la fin principale de toutes choses, et qui se passionnait pour les bons contes des artistes et des philosophes au moins autant que pour l’art et la philosophie.

On a dit avec raison que Poussin était « le peintre des hommes sérieux ; » on peut dire de Joseph Vernet qu’il est le peintre des gens d’esprit, mais d’un esprit un peu superficiel. Ses tableaux doivent satisfaire sans doute les intelligences pressées qui veulent comprendre une œuvre d’art au premier coup d’œil, et y lire tout de suite à livre ouvert ; il est moins probable qu’ils contentent les intelligences amies du recueillement et de l’étude, celles qui aiment à voir au-delà du fait, et qui préfèrent les intentions profondes aux intentions facilement exprimées. On reconnaîtrait peut-être dans le talent de l’artiste plus d’adresse que de science, plus de sagacité que d’imagination, plus de magie que de vraie puissance ; mais on lie saurait en tout cas refuser à ce talent l’estime qui lui est due, et contester la légitimité du succès attaché depuis plus d’un siècle aux ouvrages de Vernet. Ce qui les caractérise surtout, ce qui en constitue la supériorité véritable, c’est