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chaîne connue sous le nom générique de Taurus et sous les dénominations particulières de Monts-Gordyéens, Massis, Niphates (Nebad)[1]. Le point culminant de ce plateau est le Massis ou Ararad, qui élève à une hauteur de 16,953 pieds anglais au-dessus du niveau de la mer son front couronné de neiges perpétuelles[2]. Cette gigantesque montagne, dont les flancs sont souvent couverts d’un manteau de sombres nuages qui l’enveloppent d’obscurité, déchirée par de puissantes convulsions volcaniques qui ont jonché de débris tout le sol d’alentour, présente un aspect bien propre à frapper l’imagination, et qui explique la vénération religieuse dont elle fut toujours l’objet. Les habitans d’Érivan l’appellent encore aujourd’hui Mouthen aschkarh, c’est-à-dire monde ténébreux. Dès la plus haute antiquité, la légende plaçait sur sa cime, regardée comme inaccessible, le séjour d’êtres surnaturels, et ce respect ne s’affaiblit en rien lorsque les Arméniens eurent embrassé la foi de l’Évangile. Ils appliquèrent an Massis spécialement le récit de Moïse qui nous apprend que l’arche de Noé s’arrêta après le déluge sur les hauteurs du pays d’Ararad, expression qui paraît désigner l’Arménie d’une manière générale. Partout sur cette montagne sanctifiée par la tradition se retrouve le souvenir des premiers pas que fit le patriarche sur la terre à peine essuyée et raffermie après la retraite des eaux, lorsqu’il sortit du miraculeux vaisseau où il s’était renfermé avec ses enfans. Une crevasse qui pénètre profondément dans son sein entr’ouvert recélait un petit village, Arghouri, détruit par le fameux tremblement de terre de 18 40, — et plus haut, perché sur les flancs de cette énorme déchirure, à six mille pieds d’élévation, s’élève le couvent de Saint-Jacques. C’est là que Noé planta les premiers ceps de vigne, et les habitans, en témoignage de la vérité de ce fait, montraient quelques tiges de vigne vierge rendues stériles par un effet de la malédiction divine, en punition d’avoir fourni au juste par excellence l’occasion du péché de l’ivresse. C’est sur l’emplacement de leur église que Noé offrit le premier sacrifice à Dieu après le déluge. Plus loin, au-dessus du village, on voyait un vieux saule rabougri et courbé par les neiges et les glaces, et qu’une croyance séculaire avait consacré comme un rejeton de l’un des débris de l’arche, qui s’était fixé en cet endroit dans le sol et avait pris racine. Ces légendes, expression d’une foi vive et simple, ne sont qu’une transformation populaire, transmise d’âge en âge, de l’opinion qui rapporte au plateau arménien la tradition mosaïque concernant les lieux qui furent le berceau du genre humain régénéré après le grand cataclysme qui l’avait détruit. Dans les contrées au sud, la Syrie et la Mésopotamie,

  1. A côté de la forme que les noms propres arméniens ont reçue des Grecs et des Latins, et sous laquelle ils nous sont familiers, nous donnons entre parenthèses la forme qu’ils ont dans la langue originale, et qui est beaucoup moins connue.
  2. L’Elborz seul dans la chaine du Caucase dépasse l’Ararad ; il a 18,493 pieds anglais.