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Une des légendes qui pénétrèrent le plus profondément dans les couches populaires est celle qui avait pour sujet Artabaze, le fils aîné et le successeur d’Artaxès, prince au caractère indomptable, d’une ambition sans bornes, et qui, au dire de Moïse de Khorène, fut atteint d’une folie furieuse depuis le moment où il vit le jour jusqu’à sa mort. Le bruit courait qu’à sa naissance les femmes des descendans d’Astyage avaient jeté un sortilège chez lui, et la poésie des chants historiques, allégorisant cette croyance vulgaire, proclamait que les descendans des dragons avaient dérobé l’enfant royal et lui avaient substitué un dev. Il y avait peu de temps qu’Artabaze était sur le trône lorsqu’après avoir traversé le pont de la ville d’Artaxate pour aller chasser le sanglier et l’âne sauvage non loin des sources du Kine, égaré par quelque hallucination de son cerveau malade et courant çà et là sur son cheval, il tomba dans une profonde excavation et y périt englouti. Ce sort funeste du jeune prince semble être présenté comme le résultat de la malédiction paternelle. Les poésies du district de Koghten disaient qu’à la mort d’Artaxès, il y eut bien des immolations volontaires sur son tombeau, suivant la coutume du paganisme, et qu’Artabaze, témoin de ce spectacle, adressa avec humeur ces paroles aux mânes de son père :

Puisque tu es parti emportant avec toi tout le pays,
Comment régnerai-je sur des ruines ?

Artaxès, irrité, maudit son fils

Si tu diriges ton coursier vers le noble Massis pour chasser,
Les braves te prendront, te mèneront sur le noble Massis ;
Tu resteras là, et tu ne verras plus la lumière[1].

À côté de la légende, voici maintenant le conte vulgaire : « Au dire des vieilles femmes, Artabaze est renfermé dans une caverne, chargé de chaînes ; deux chiens rongent continuellement ces chaînes, et le prisonnier s’efforce sans cesse de les rompre pour venir porter la dévastation dans le monde ; mais ces chaînes sont raffermies par le bruit du marteau des forgerons, retentissant sur l’enclume. De là vient que de nos jours, fait observer Moïse, beaucoup de forgerons, ayant foi à cette tradition, frappent sur l’enclume trois ou quatre coups le premier jour de la semaine, afin que les liens qui retiennent Artabaze soient, disent-ils, consolidés. »

  1. Pour comprendre cette expression, il faut se rappeler ce que j’ai dit au commencement de cette étude sur l’obscurité qui enveloppe le Massis ou Ararad, et la dénomination de monde ténébreux que donnent encore à cette montagne les habitans d’Érivan. On conjecture que les braves sont ici des êtres surnaturels qui habitaient sur son sommet, ou peut-être les Mèdes, établis, à partir du revers oriental, jusque sur les rives de l’Araxe.