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quel est-il ? Un monde vide de gouvernemens et de manufactures à entretenir incessamment par un gouvernement et une manufacture uniques. N’est-ce pas là, en deux mots, l’idéal des nécessités industrielles et commerciales de l’Angleterre ? Où l’idée de cet atelier merveilleux se chargeant de fournir l’univers à condition d’être nourri par lui, où cette idée scientifiquement chimérique a-t-elle pu et dû naître, sinon dans un pays dévoré comme la Grande-Bretagne du besoin incessant de produire et de vendre, et à tout moment menacé par l’effroyable misère que l’interruption d’un seul jour dans la satisfaction de ce besoin peut faire fondre sur elle ? On voit l’éclatante influence qu’a eue l’histoire commerciale et industrielle de l’Angleterre, depuis trente ans, sur l’esprit et les tendances de l’école économique qui y domine aujourd’hui. M. Cobden disait un jour avec cette vive originalité de langage qui lui est familière : « Si le code financier de l’Angleterre pouvait parvenir aux habitans de la lune, seul et sans commentaire, il n’en faudrait pas davantage pour leur apprendre que ce code est l’ouvrage d’une aristocratie territoriale. » On peut dire de même de la théorie économique créée par Ricardo, que, si elle parvenait aux habitans de la lune, il ne faudrait rien de plus que son texte pour leur apprendre que cette théorie est née dans un grand pays manufacturier qui souffrait de trois fléaux : disette de blé, excès de production industrielle, et insuffisance de débouchés.

Si la justification par le raisonnement des principes de l’école économique anglaise est impossible, l’explication par l’histoire des motifs de son apparition, de ses progrès et enfin de sa popularité actuelle dans le pays qui l’a vue naître, est, comme on le voit, d’une clarté frappante ; mais l’explication historique des circonstances qui ont produit un système et des motifs qui le font prospérer n’en absout pas les erreurs. Au contraire, elle ne sert, en dévoilant les causes de ces erreurs, qu’à en rendre l’évidence plus sensible. Tel est le cas où se trouve en ce moment à nos yeux l’économie spéculative.

Le bon sens nous avait mis en garde contre cette théorie singulière, le raisonnement nous en avait démontré la faiblesse, l’histoire vient de nous révéler l’accablante insuffisance de sa raison d’être et de son objet. Dans une entreprise aussi aventureuse que celle de changer la route d’une science, on ne devrait, ce semble, s’inspirer de motif et ne se proposer de but que tirés l’un et l’autre du plus grand avantage général bien ou mal entendu sans doute, mais du moins exclusivement consulté de cette science. Quand Platon, par exemple, faussant la méthode et l’esprit de la science politique, l’emporta sur les ailes de son génie dans les imaginaires espaces du ciel de la vertu, il se trompa sans doute ; mais son erreur fut aussi désintéressée que profonde, et si sa République fut un roman, ce fut du moins le roman de l’humanité.