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La génération actuelle est plus heureuse, et vous autres, écrivains français, vous ne savez pas assez apprécier votre sort. » Un humoriste ne devrait-il pas être à l’abri des entraînemens de la colère ? M. Henri Heine ne sut pas se contenir, et c’est à cette irritation, aigrie par tant d’attaques diverses, qu’il faut imputer son livre sur Louis Boerne. L’auteur des Lettres sur Paris venait de mourir ; c’était le publiciste du parti libéral, c’était le ferme caractère jacobin qu’on opposait toujours à M. Heine : M. Heine s’empare de cette mâle physionomie, et en fait une caricature. Le livre est vif, hardi, spirituel ; est-il aussi terrible que l’espérait. M. Heine ? Non, certes, et personne n’en a souffert, excepté M. Heine lui-même. Oublions cette fâcheuse représaille, et revenons à la poésie.

Mon poème est sans but, comme la vie, comme l’amour ! n’y cherchez pas de tendances. Atta-Troll n’est pas un symbole de nationalité germanique, et il ne fourre pas sa patte dans les questions du jour. » Ainsi commence cette charmante fantaisie d’Atta-Troll[1], où le poète retrouve les meilleures inspirations de sa jeunesse. La gaieté et la poésie, l’ironie et l’imagination s’y unissent dans une mesure parfaite ; c’est l’œuvre d’un Arioste allemand. Ne nous fions pas trop à sa parole, quand il nous promet une œuvre née seulement de son caprice, un songe d’une nuit d’été, une romantique vision des domaines de Puck et de Titania : la satire saura bien s’y faire sa place ; mais la satire n’y exclut pas la grace, et l’on y respire je ne sais quels parfums de prés et de forêts qui répandent sur les strophes du poème une fraîcheur printanière. On dirait une matinée de mai : tout murmure, tout babille, et, tandis que vous allez rêvant par les sentiers non frayés, maint oiseau caché dans les branches vous siffle ses cantilènes moqueuses. Ce ne sont pas toujours des oiseaux ; du fond des antres, du creux des ravins des Pyrénées retentissent les grognemens des ours et leurs conspirations contre la race humaine. Il y a comme des clubs ténébreux dans les souterrains des montagnes. Écoutez ces menaces, ces cris de vengeance, ces théories incendiaires) c’est le communiste Atta-Troll qui endoctrine sa famille mal léchée. Atta-Troll est un ours qui dansait naguère dans les riantes vallées des Pyrénées sous les balcons de Cauterets et de Bagnères de Bigorre ; il dansait pour amuser les badauds, et il songeait au temps où, libre dans la montagne immense, il se croyait le roi du monde. Un jour il brise sa chaîne et s’enfuit. Ce qu’il devient au fond de sa retraite jusqu’à l’heure où le fils de la sorcière Uraka le frappe d’une balle au cœur, il faut le demander à M. Henri Heine. Les visions dans le ravin des Esprits, la cavalcade des spectres, l’apparition de la belle Hérodiade, forment une scène

  1. Voyez le poème d’Atta-Troll dans la livraison de la Revue du 15 mars 1847.