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le penseur solitaire jette un regard sur le genre humain et ses classifications actuelles, qui font vivre le riche avec les riches, le noble avec les nobles, les ouvriers entre eux, suivant qu’ils tiennent à telle ou telle profession, etc. Il se suppose chargé de régler, d’après des idées moins vulgaires, l’imposant cortége que son imagination vient d’évoquer. Son héraut, armé d’une trompette qui ressemble fort à celle du jugement dernier, appelle tour à tour aux quatre coins de l’horizon les êtres qui souffrent des mêmes souffrances, les affligés que minent les mêmes chagrins, les coupables qui se sont souillés des mêmes crimes, etc. Jeunes ou vieux, riches ou puissans, désormais pêle-mêle, forment les fragmens successifs de cette colonne interminable, les catégories de ce grand cortége guidé par la mort jusqu’aux portes de l’éternité. C’est une heureuse et belle idée que d’avoir, dans cette vaste procession humaine, réservé un rang spécial à cette foule d’êtres que les hasards de la vie ont déclassés, et qui n’ont pu, déshérités du sort, atteindre le rang, les fonctions où ils eussent été utiles, honorés, heureux. Ils sont ensemble, dans le même groupe, réunis par la même vague inquiétude, par la même espérance vague : on y voit « les membres des professions libérales que la Providence avait doués de spéciales aptitudes pour le labour, la forge, ou la routine sans idées de quelque industrie subalterne ; à côté d’eux, les graves laboureurs, les manœuvres, qui ont haleté toute leur vie, dévorés par l’ardente soif d’une science à laquelle ils ne pouvaient atteindre, et qu’une sorte de mirage leur faisait regarder comme sans limites : ces deux espèces d’infortunes pourront se consoler l’une l’autre. » Viennent ensuite les quakers, en qui fermente l’instinct guerrier, et les soldats nés pour être quakers ; les écrivains à qui la nature a donné, avec une folle opinion de leur génie, le désir passionné de la célébrité, sans les moyens de l’acquérir jamais ; d’autres encore, puissans par la pensée, à qui manque une des conditions indispensables pour manifester la force dont ils sont dépositaires : orateurs muets, chanteurs sans voix, grands capitaines sans armées ; puis encore les victimes d’un succès éminent, qu’il leur est impossible de justifier ; les possesseurs d’une célébrité de hasard, qui n’ont aucune des qualités indispensables pour la conserver et l’accroître ; écrivains, acteurs, peintres qui voient leurs lauriers d’un jour se flétrir pendant tout le reste de leur vie sur leurs têtes. grisonnantes ; hommes d’état qu’un malicieux hasard jette à la tête des affaires, et qui, pénétrés de leur nullité, tandis que le monde les contemple ébahi, maudissent tout bas et la fortune qui les a servis si mal à propos et l’heure même de leur naissance ; — enfin, comme pendant de ces parvenus, l’homme de talens exceptionnels, à qui une révolution seule donnerait toute sa valeur, enfoui au sein d’une société paisible, inerte, engourdie !