Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/445

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Signori, dit-il, si j’étais un véritable sorcier, combien je m’enorgueillirais de l’émotion où je vous vois ! Mais non, devant ces cornes menaçantes, que vous avez cueillies sur vos fronts, je sortirais, je m’enfuirais, je décamperais.

— Je le connais, cria un des convives. C’est lui, c’est don Synonyme, le plus dangereux des jettatori. — Mauvaise rencontre, mes amis !

— Eh bien ! qu’est-ce ? reprit le petit vieux. Cela intrigue, agite, inquiète vos seigneuries ? Il faut pourtant que je sois quelque part, à moins de m’évanouir, de me dissiper, de m’évaporer comme un gaz, un brouillard, une fumée. Qu’entendez-vous par une mauvaise rencontre ? Est-ce à dire que vos seigneuries craignent une conversion, une réforme dans les esprits de leurs femmes ? Si le ciel m’eût donné le pouvoir d’opérer un si grand miracle, on me canoniserait au lieu de me maudire. Que vos seigneuries ne s’alarment point : la fête des cornes sera aussi brillante l’année prochaine qu’aujourd’hui. Je ne vois qu’une seule personne ici qui se puisse plaindre de ma rencontre : c’est le gracieux seigneur Emilio, puisque sa femme l’aime passionnément. Lui seul, hélas ! ne porte point le majestueux ornement que la nature a placé sur la tête du bœuf. Il s’en repentira, l’aimable jeune homme !

— De quoi me repentirai-je, illustrissime sorcier ? demanda Emilio.

— Tout excès mène à un abîme, à un gouffre, à un précipice, reprit le jettatore. La chanson populaire dit : Chi bella non è fortuna non ha, — fille sans beauté ne fait point fortune. — Mais pour la fille d’un pauvre tourneur, être la plus belle personne, la plus courtisée de Rome, épouser un grand seigneur, nager dans les délices de l’opulence, c’est trop. Pour un jeune et riche cavalier, tomber amoureux éperdûment, se noyer dans son amour, être l’amant et l’époux, le serviteur et l’esclave d’une femme, la combler de biens, n’avoir d’autre loi que la volonté, la fantaisie, le caprice d’une belle, c’est trop. La soie et le velours s’usent plus vite que le drap : il changera d’habits, le très gracieux seigneur !

— De quelle étoffe sera mon premier habit neuf, très savant devin ?

— Avec la laine du mouton de Barbarie, on fait des vêtemens chauds.

— C’est-à-dire que je porterai une robe de moine. Serai-je chartreux ou capucin, très savant devin ?

— L’agneau chéri de son épouse a une toison d’or. Un beau jour, on le tond, et tout tremblant, frissonnant, grelottant, il arrive où il ne voulait pas aller.

— Vous croyez que je me ruine, très lugubre orateur ; mais je suis plus riche que vous ne l’imaginez.

— On lui dira des mots durs, désagréables, malsonnans, au tendre agnelet.

— Et ces mots seront-ils synonymes, prophète de malheur ?