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demi, et que son cœur une fois donné, à moins d’un cataclysme, elle ne le reprendrait plus. C’est pourquoi elle voulait tâcher de le placer en bonnes mains, et l’ambition qu’elle avait héritée de son père, jointe à cette envie romanesque, lui conseillait de prétendre à un mariage riche.

Maître Nicolò, encouragé par le succès, pensa que le séjour de Frascati n’était plus digne d’un artiste de talent ; il vint chercher le profit et la gloire à Rome, comme en d’autres temps Michel-Ange et Raphaël. Il loua deux grandes chambres au rez-de-chaussée près de la fontaine de Trévi, l’une pour sa fille et l’autre pour lui. Son génie, échauffé par le contact de la civilisation, produisit des merveilles. De l’ébène et du buis, il passa à l’ivoire et gagna sans peine son demi-écu romain à la journée. Le soir, il allait chercher le souper à la trattoria la plus proche, car Antonia, rêvant à ses amours futures, n’entendait pas grand’chose au ménage et rien à la cuisine. Le dimanche, pour se délasser de ses travaux, maître Nicolò menait sa fille à la promenade sous les arbres de la villa Borghèse. Malgré le nombre infini de beaux visages qu’on voit dans ce jardin public, Antonia y fut remarquée à cause de sa jeunesse en fleur, de sa haute taille et de la coiffure de sa ville natale, qui est le bonnet appelé panno pour les jours froids, ou le bouquet de rubans dans les cheveux pour l’été. Du haut des calèches, les binocles l’honoraient de regards attentifs, les connaisseurs en jolies filles la désignèrent sous le nom de la belle Frascatane, et, pour savoir qui elle était, on la suivit jusqu’à sa porte.

Un matin, le maître tourneur reçut la visite de plusieurs dandies, tous bien vêtus, gantés et munis de cannes à pomme d’or ou de lapis. Sous le prétexte de faire des emplettes, ils adressèrent beaucoup d’œillades et de complimens à Antonia. Un de ces jeunes gens, plus sérieux ou mieux informé que les autres, s’extasia sur le talent de Nicolò, sur la délicatesse et l’habileté de sa main-d’œuvre. Le maître tourneur, qui reconnut aussitôt un esprit élevé, un homme de goût, fit à cet aimable garçon les honneurs de son atelier en tirant de l’armoire ses pièces de choix. Le jeune seigneur, de plus en plus ravi, exprimait le plaisir qu’il trouvait à examiner un jeu d’échecs par des exclamations qu’on n’entend d’ordinaire que dans les musées. Les peintures du Vatican ou de la Farnesine ne lui auraient pas inspiré plus d’enthousiasme. Antonia comprit que ce devait être une ruse de guerre. Tant de malice n’était pas nécessaire dans ce pays où une jolie femme ne se croit point obligée, comme à Paris, de prendre pour une offense les témoignages d’admiration d’un inconnu, et où tous les usages reposent sur la bonhomie et la facilité de mœurs. Un autre jeune homme, moins rusé que le premier, et qui sans doute n’avait pas de temps à perdre, le seigneur Pompeo, ne disait mot au père, s’attachait à la fille, la suivait pas à pas, et lui prodiguait les hyperboles que son compagnon