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montre pour avertir discrètement les voyageurs qu’il était temps de partir, et la chaîne reprit tout doucement le chemin de Civita-Vecchia. Ce n’était point par une faveur particulière qu’Emilio jouissait de la compagnie de sa femme et de la liberté de régaler son escorte de sorbets et de limonade. Tout le monde a pu voir en Italie avec quelle mansuétude on y traite les galériens. La considération d’un homme ne dépend pas toujours d’une sentence en ce pays-là. Combien le pauvre Emilio se félicita d’avoir résisté à l’envie de se noyer dans le Tibre ! Des compagnons pleins d’égards, des chefs débonnaires, une femme adorée, que lui fallait-il de plus pour être heureux ? Ses fautes mêmes et sa condamnation lui avaient donné la mesure de l’amour et du dévouement d’Antonia, qu’il n’aurait point connus sans cela, tant il est vrai que le plus grand malheur est bon à quelque chose. Assurément, si le célèbre chevalier Desgrieux, qui, sans faire de la fausse monnaie, vivait en escroc, eût été condamné aux galères, l’inconstante Manon l’aurait oublié dans les bras d’un autre. Antonia, au contraire, aurait repoussé le sort le plus brillant, si on lui eût imposé, la condition d’abandonner le malheureux qui s’était perdu pour elle. Pendant un an que dura sa pénitence, Emilio passa tous les jours quelques heures avec sa femme. Dans le courant de la seconde année, il apprit que la fin de sa peine lui était remise, et déjà les deux époux faisaient ensemble de nouveaux projets de bonheur plus sages que les précédens, lorsqu’une fièvre cérébrale enleva le pauvre Emilio en quelques heures. Il se sentit touché d’un repentir et d’une piété sincères ; un prêtre lui administra les sacremens, et tout à coup Antonia ne pressa plus entre ses mains qu’une main froide et insensible.

Le premier moment de stupeur une fois passé, la comtesse regarda dans son ame et n’y trouva que la désolation et le dégoût de la vie. Elle souffrait encore trop pour pleurer. Ses larmes ne commencèrent à couler qu’à Rome, lorsqu’elle revit ces lieux où elle se heurtait à chaque pas contre les souvenirs d’un bonheur évanoui pour toujours. Il lui restait de son ancienne fortune un assez beau douaire ; mais elle voulut rentrer chez maître Nicolò, et dans le triste atelier de son père, un bruit monotone du tour, elle demeura, du matin au soir, immobile et muette, sur une chaise, en priant Dieu de la retirer le plus tôt possible de ce monde insipide et désert. La mort vient à son heure et non quand on l’invoque ; au lieu d’elle, arriva la figure plus ronde du seigneur Pompeo. Bien loin de froisser la douleur de la belle veuve, Pompeo fit une oraison funèbre du cher Emilio, si pathétique et si émouvante, qu’Antonia l’appela bon jeune homme et généreux ami.

— Vous le voyez, ajouta Pompeo, vous le dites vous-même, et vous ne vous trompez pas : je suis un ami généreux. Si je pouvais, au prix de mon sang, au détriment de mes intérêts et de mes espérances, rendre