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de l’Océan Occidental (Sy-yang-koue) prenaient de singulières licences envers les habitans de l’empire du milieu. Ces aventuriers héroïques avaient l’enthousiasme religieux et les mœurs dissolues de l’armée de Godefroi de Bouillon. Aussi bien que les croisés, ils savaient allier la dévotion à la cruauté et à la débauche. Se croyant tout permis envers des infidèles, on les vit plus d’une fois s’associer sur les côtes de Chine avec les pirates indigènes pour saccager les villes, piller les flottes marchandes ou violer les tombeaux des empereurs. La patience des Chinois finit cependant par se lasser. Les colons portugais du Che-kiang disparurent comme avaient disparu les Mongols, victimes d’une conjuration populaire. Leur cathédrale, leurs sept églises, leurs maisons « tant grandes que petites » furent démolies pour leurs péchés, suivant la naïve expression d’un chroniqueur du XVIe siècle, et l’on chercherait en vain aujourd’hui les débris d’une ville sur laquelle la charrue et les inondations de trois cents hivers ont passé.

Si, sous les moissons alors verdoyantes, il existait encore quelques vestiges de cette cité détruite, il eût fallu pour les reconnaître plus de loisir que ne nous en laissait l’impatience avec laquelle nous étions attendus à Ning-po. Dès que la Bayonnaise fut assurée sur ses deux ancres, nous dûmes aviser au moyen de répondre à la double invitation qui nous avait été adressée par le consul anglais et par le vicaire apostolique du Che-kiang. M. Sullivan voulait réunir à sa table le ministre de France et les officiers de la Bayonnaise ; Mgr Lavaissière nous offrait l’hospitalité dans l’enceinte de l’édifice jadis octroyé aux missionnaires jésuites par l’empereur Kang-hi, et dont les enfans de Saint-Vincent-de-Paul, leurs héritiers d’après les décrets du saint-siège, venaient d’obtenir la restitution. Le temps avait changé depuis le matin ; le vent de nord-est avait amené des bords brumeux de la Mer Jaune de gros nuages qui commençaient à se résoudre en torrens de pluie. Si M. Sullivan n’avait eu la bonté de mettre à notre disposition une grande barque chinoise, gondole élégante et surtout comfortable, nous eussions fait une triste entrée dans la ville de Ning-po ; mais, assis dans une chambre bien close et près d’un bon feu de coke, pendant que nos bateliers tiraient le meilleur parti possible du vent et de la marée, nous ne quittâmes ce merveilleux abri que pour monter dans des chaises à porteurs qui nous déposèrent vers sept heures du soir sous le toit hospitalier du consul anglais. Nous trouvâmes chez cet agent étranger l’accueil franc et ouvert que l’on pouvait attendre d’un ancien officier de marine. Cependant, à peine sortis de table, il nous fallut nous remettre entre les mains de nos guides pour aller chercher, avec M. Forth-Rouen, que nous avions rejoint au consulat britannique, le gîte qui nous avait été préparé, sur l’autre rive du fleuve, par Mgr Lavaissière. La nuit était si noire, le ciel couvert d’une si épaisse couche