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fois déjà, nous avions agité la question de savoir s’il ne valait pas mieux laisser à l’intelligence des sujets du Céleste Empire le soin d’étudier et de comprendre nos rites européens que de nous exposer constamment à quelque gaucherie par une imitation servile de coutumes étrangères. Français et Chinois, nous vîmes avec un égal plaisir la fin de ce repas, et, lorsque les mandarins témoignèrent l’intention de se retirer, nous rassemblâmes nos forces pour un dernier tchin-tchin, accompagné d’un sincère et cordial : Dieu vous conduise !

Rendus à nous-mêmes, nous songeâmes à exécuter sans plus tarder notre grand projet. Il était dix heures du soir, la pluie tombait par torrens ; mais la barque du consul anglais se trouvait dans le canal sur lequel nous devions nous embarquer. Un plan incliné rachetait, à défaut d’écluse, la différence de niveau qui existait entre ce canal et le fleuve, et notre barque, cédant à l’effort de deux cabestans, avait à l’avance accompli cette ascension périlleuse. Nous étions destinés, pendant notre séjour à Ning-po, à voyager au milieu des ténèbres. Nous partîmes, au nombre de cinq, de la chapelle catholique, emportant les vœux de nos compagnons et les instructions des bons missionnaires. Nos chaises nous transportèrent sur la berge du canal, et c’est là que nous fûmes reçus par les bateliers de M. Sullivan. À la première tentative que nous fîmes pour exposer au patron notre plan de campagne, ce Palinure chinois s’empressa de nous épargner un soin inutile. Mi sabi, mi sabi, nous dit-il d’un ton magistral. Il ne nous restait plus qu’à dormir ; c’est ce que nous fîmes jusqu’au jour. Quelques minutes avant le lever du soleil, nous sortîmes de nos chambres et vînmes nous établir sur le toit de la gondole, que nous avions senti glisser doucement toute la nuit, pour étudier du haut de cet observatoire la topographie du pays. Notre barque voguait sur un large canal creusé au milieu de fertiles rizières. Une immense plaine s’étendait à perte de vue derrière nous et venait mourir au pied d’une longue chaîne de montagnes, vers laquelle nous avancions rapidement. Des canaux semblables à celui qui portait notre fortune sillonnaient de tous côtés ce terrain d’alluvion et formaient autour de nous comme un réseau inextricable. Des plongeons, des poules d’eau cinglaient sans méfiance à portée de nos fusils. L’étourneau chinois ou la pie bleue de Ning-po passaient avec leur vol saccadé au-dessus de nos têtes. La pluie avait cessé, mais les nuages enveloppaient encore le sommet des montagnes, et un dais de vapeurs se traînait lourdement dans le ciel. Ce paysage, qu’un rayon de soleil eût égayé, avait alors quelque chose de sombre et de mélancolique. Une chaîne de montagnes se dressait comme un mur devant la proue de notre bateau, et bornait tristement l’horizon. De quelle façon nos bateliers s’y prendraient pour tourner cet obstacle, c’était ce que nous nous demandions depuis quelques minutes sans pouvoir