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tremblai comme un enfant quand on commença. J’eus bientôt de quoi me rassurer… Dès la première scène, qui véritablement est d’une naïveté touchante, j’entendis s’élever dans les loges un murmure de surprise et d’applaudissemens jusqu’alors inoui dans ce genre de pièces. La fermentation croissante alla bientôt au point d’être sensible dans toute l’assemblée, et, pour parler à la Montesquieu, d’augmenter son effet par son effet même. À la scène des deux petites bonnes gens, cet effet fut à son comble… J’entendais autour de moi un chuchotement de femmes qui me semblaient belles comme des anges et qui s’entre-disaient à demi-voix : Cela est charmant, cela est ravissant. Il n’y a pas un son là qui ne parle au cœur. Le plaisir de donner de l’émotion à tant d’aimables personnes m’émut moi-même jusqu’aux larmes[1]. » Je ne puis pas lire ce récit du succès du Devin du Village sans me remettre en mémoire les vicissitudes de la mode ! Cet opéra du Devin du Village, qui enthousiasma la ville et la cour en 1752, je l’ai vu, en 1823, honni comme une œuvre qui représentait la routine de la vieille école française[2].

On me dit (car en pareille matière mon ignorance musicale m’empêche d’avoir une opinion), on me dit que c’est surtout dans la musique qu’ont lieu ces vicissitudes de la mode. Elles y sont peut-être plus éclatantes qu’ailleurs, quoiqu’à vrai dire je les trouve un peu partout. Si je voulais les expliquer autrement que par l’inconstance naturelle du cœur humain, si j’en voulais chercher la cause dans la nature même des différens arts, j’en viendrais volontiers à la généalogie qu’Hegel donne des arts dans son esthétique. Il établit un parallèle ingénieux entre le développement de nos sens et le développement des qualités de la matière, et c’est de la rencontre de ces deux développemens que naissent les arts et l’ordre dans lequel ils paraissent dans l’histoire de l’humanité. Le premier de nos sens qui se développe, celui qui est pour ainsi dire répandu sur tout notre corps et qui s’exerce presque malgré nous, c’est le tact, et la première aussi des qualités de la matière, celle que nous touchons et que nous apercevons partout, c’est la forme. Aussi, le premier des arts qui se développe dans le monde, c’est l’architecture et la sculpture, c’est-à-dire la forme avec la proportion, soit en grand, comme dans les édifices, soit en petit, comme dans l’homme. Après le tact, la vue est le premier sens qui se développe dans l’homme, et la couleur, la première des qualités qui se développe dans la matière. De là la peinture, qui est l’art de la forme augmentée de la couleur. Celui de nos sens enfin qui se développe le plus lentement, c’est l’ouïe, et celle des qualités aussi de la matière

  1. Confessions, livre VIII, p. 197.
  2. En 1823, pendant une représentation du Devin du Village, une perruque fut jetée sur le théâtre.