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dont la trace énergique et profonde se révèle en plus d’une de ces mazourkes si peu comprises de la foule, qui n’en saisit que le côté frivole. Prenez garde, madame, cette note sauvage que vous trouvez originale, et qui pour vous marque un temps dans la figure, est peut-être le réveil d’une douleur atroce, et l’ame d’un grand poète a saigné à ce cri de désespoir qui vient de donner si délicieusement la réplique aux glissades éperonnées de votre cavalier !

Ce qui a manqué à Chopin, ce sont les moyens d’exécution. Se révéler au public dans tout ce que sa pensée avait de force et d’étendue, il ne le pouvait pas : son organisation délicate et maladive s’y opposait ; sa main trahissait son génie, non certes en ce que ce génie contenait de délicat et de charmant, — tout au contraire, la sensibilité nerveuse de l’individu ajoutait en ce cas une incomparable poésie et semblait aider à l’idéale perfection du rendu ; — mais, je le répète, la puissance demeurait lettre close ; et cependant cette puissance existe. Grandeur et force dans les idées, solennité même parfois, telles sont ses qualités supérieures mêlées à d’autres pour lesquelles un monde superficiel l’a exclusivement adopté, qualités que le public ignore, et qu’il n’appartient qu’à un maître de lui révéler.

Ce n’est point sans intention que j’ai prononcé là ce mot de maître. Il règne en effet dans le monde les plus incroyables idées sur le genre d’estime et de considération que l’on doit à certains talons, et je ne sais rien de plus erroné que les classifications d’après lesquelles le public assigne aux artistes leur place. À l’heure qu’il est, le virtuose encombre tout ; ce parasitisme de nouvelle espèce menace d’étouffer en leur élan les plus généreuses tendances. Qu’il y ait des gens qui, parce qu’ils savent assez brillamment faire poudroyer sous leurs doigts des gammes chromatiques doubles et qu’ils dévorent les octaves comme le coursier du désert dévore l’espace, s’imaginent pouvoir inscrire leurs noms à côté des plus illustres, à tout prendre cela se conçoit encore l’orgueil humain est sujet à de si singulières divagations !

Pour être plus qu’un roi, tu te crois quelque chose.

Mais ce qui moins facilement nous entre dans l’esprit, c’est qu’il se trouve un public pour ratifier des prétentions semblables, ce qui presque toujours a lieu. Il faut renoncer à dire le nombre des médiocrités que le piano a contribué à produire surtout depuis les perfectionnemens apportés dans son mécanisme pendant ces dernières années. Le piano est en outre l’instrument qui a peut-être le plus faussé le goût du public en fait de musique instrumentale ; cependant, ne l’oublions pas, ce fut l’instrument de Mozart, lequel, avant d’être un grand compositeur, était ce que nous appellerions aujourd’hui un grand pianiste. Seulement, à cette époque, le virtuose, tel que nous le possédons désormais