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Avons-nous besoin de faire ressortir le décousu et l’obscurité de cette fable ? Sans parler du style et des erreurs de détail dont fourmille le texte, à quel personnage peut-on s’intéresser dans un drame qui se noue et se dénoue incessamment sans autre raison que le besoin de changer de décor et celui de fournir à la chorégraphie un prétexte à de froides et fastidieuses évolutions ? Théodora est-elle ou n’est-elle pas la fille du Juif errant ? Pourquoi Irène et Léon sont-ils traités d’abord de frère et de sœur ? Est-ce là une simple qualification morale, ou bien exprime-t-elle un degré réel de consanguinité ? Ces questions et d’autres encore restent parfaitement obscures dans l’esprit du public, qui voit passer devant lui ces personnages sans physionomie avec une profonde indifférence. Et puis qu’avez-vous fait de l’admirable figure d’Ahasverus ? Quoi ! vous donnez une famille à cet homme foudroyé par la justice divine et condamné à la solitude, au mouvement éternels ! Vous n’avez donc pas compris quelle est la signification profonde de ce mythe populaire, qui consiste précisément à présenter une image saisissante des plus grandes misères de la vie ? J’entends bien la réponse que vous pouvez adresser à nos critiques comment aurions-nous pu édifier une fable dramatique autour d’un homme qui ne peut pas rester en place plus d’un quart d’heure, sans lui donner une famille dont il est forcé de briser, incessamment les liens séculaires ? Il fallait alors, répondrons-nous, mieux préciser votre idée, dessiner avec plus de force les personnages secondaires ; il fallait surtout conserver au Juif errant le caractère indélébile que lui donne la légende en lui faisant traverser les joies paisibles et saintes du foyer domestique, en lui offrant en tout lieu le spectacle d’un bonheur qu’il ne pourra jamais goûter, en lui faisant regretter la stabilité des lieux et des affections, et ce repos de l’esprit et : du cœur que le Christ, dont il a méconnu la douleur, est venu apporter sur la terre.

La légende du Juif errant, par son caractère à la fois grandiose et mystique, devait facilement attirer l’imagination de M. Halévy. Nous sommes surpris cependant qu’un homme de son esprit et de son talent se soit fait illusion sur la valeur de la fable dramatique que nous avons analysée. Il y avait, selon nous, une autre manière de concevoir et de traiter la donnée à laquelle on s’était arrêté. On aurait pu présenter, au premier acte, Ahasvérus au milieu de sa véritable famille qu’il aurait aimée d’une vive tendresse, et, après le refus mémorable qui lui a mérité sa punition, peindre le départ du Juif errant pour son éternel voyage, en lui faisant exprimer tous les sentimens douloureux qu’il a dû éprouver à cette cruelle séparation. Il y aurait eu dans cette scène déchirante un contraste des plus dramatiques qui aurait pu servir de cadre à une magnifique introduction. Le musicien aurait eu à rendre, sur un fond biblique et religieux, toutes les péripéties touchantes d’une famille que Dieu a punie dans son chef coupable. Le second acte aurait transporté la scène en l’an 1000 de Jésus-Christ, et le poète aurait eu sous la main, pour enrichir son tableau, la croyance, alors universelle, de la fin du monde, qui aurait été pour le pauvre voyageur une perspective consolante. La joie d’Ahasverus aurait offert encore une opposition saisissante et grandiose avec la terreur dont les peuples chrétiens étaient alors partout saisis. Nous ne poursuivrons pas davantage le développement d’une idée qu’il suffit d’indiquer pour faire comprendre tout ce qu’elle pouvait renfermer d’heureuses combinaisons pour un compositeur dramatique.