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III

Le caractère de Marguerite est infiniment plus remarquable que ses écrits. Lorsque, pour la première fois, nous parlâmes ici même d’Emerson[1], il nous arriva de citer une phrase que nous venions de rencontrer dans les deux petits volumes intitulés Papers on Litterature and Art ; nous étions loin de nous douter que ce fût une femme de talent qui avait écrit ces pages élégantes, mais d’un style uniformément fleuri. Nous avons cité aussi une autre fois[2] deux sonnets adressés à Mozart, à Beethoven, et où éclate un vif sentiment des beautés des deux grands maîtres ; mais nous n’avons pas de peine à nous rendre à l’opinion de M. Hedge : les livres de Marguerite ne lui rendent qu’une justice incomplète. Elle n’avait tout son charme et tout son éclat que dans la conversation. Ses lettres, ses fragmens, ses notes critiques, remarquables par l’exubérance des images, manquent de netteté et se perdent dans la phrase. Était-elle capable de faire mieux, si elle y eût apporté moins de précipitation ? Cela est douteux. Marguerite n’était pas artiste ; elle manquait de cette patience dans l’exécution qui est nécessaire à l’écrivain et à l’artiste ; sa nature nerveuse, impressionnable, ne pouvait s’assujettir à un travail assidu. Ce fut pour elle une triste époque que celle où elle fut obligée par la médiocrité de sa fortune de faire usage de sa plume. Appelée à New-York par Horace Greeley, en 1844, pour coopérer à la rédaction du New-York Tribune, il lui fut toujours impossible de s’astreindre au travail mécanique du journalisme ; sa pensée n’était éveillée, ses facultés n’étaient en jeu qu’à de certaines heures et à de certains momens.

Les notes critiques de Marguerite, remarquables quelquefois, sont beaucoup moins des jugemens que des sensations. C’est là d’ailleurs un des caractères de la littérature féminine : les femmes prennent volontiers pour des pensées l’expression du plaisir qu’elles ont éprouvé, et leurs sensations pour critérium ; Mme de Staël elle-même n’est pas exempte de ce défaut. Les lettres et les fragmens de Marguerite Fuller roulent tous sur un même sujet, l’état intérieur de son ame, ses voeux, ses désirs, ses illusions et ses désillusions ; ils ont tous le caractère qui n déjà été remarqué dans la correspondance de Mme de Varnhagen, un caractère subjectif. » Ces lettres, remarque judicieusement Emerson, sont des pages remplies jusqu’au bord d’une éloquence chaude et fleurie ; l’œil, en les parcourant, est arrêté par des mots magiques : saphir, héliotrope, dragon, aloès, magna dea, limbes, étoiles et purgatoire ;

  1. Ralph Waldo Emerson, livraison du 1er août 1847.
  2. Voyez la livraison du 15 mai 1851, les Femmes poètes de l’Amérique du Nord.