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même où ils désiraient le plus rompre avec elle. Ils s’appuyaient ainsi sur l’esprit patriotique malgré leurs tendances cosmopolites ; en ce sens, l’école transcendentaliste est foncièrement américaine. Ils dégrossirent cet instinct de race par la culture européenne, et choisirent pour guides, dans les audacieuses explorations auquelles il les entraînait, les plus aventureux pilotes philosophiques modernes, Schelling et Hegel, Schleiermacher et de Wette, Novalis, Mme de Staël, Cousin, Coleridge, Carlyle. Ainsi armés, ils déclarèrent la guerre aux préjugés et aux idées régnans en Amérique au nom même des instincts américains ; ils reprochèrent à ces idées de pervertir, d’amollir et de matérialiser ces instincts virils, ils en prirent à témoin toute la science européenne, et sommèrent les philosophies anciennes et modernes de répondre de la vérité de leurs assertions et de faire entendre à leur pays que les tendances américaines étaient contraires au but de la vie tel que l’avaient déterminé les sages et les esprits religieux de tous les âges. Le sens de cette réaction philosophique a été parfaitement expliqué par Marguerite elle-même :

« Depuis la révolution, il y a eu peu de circonstances dans l’histoire de notre pays capables de mettre en jeu les sentimens élevés. E ne continuelle prospérité a le même effet sur les nations que sur les individus : elle laisse sans les développer les plus nobles facultés. La nécessité de développer les ressources matérielles sur une vaste étendue de pays, la fièvre politique et commerciale inséparable de nos institutions, tendent à fixer les yeux des hommes sur ce qui est local et temporaire, sur les avantages extérieurs de leur condition. La diffusion superficielle des connaissances est plutôt faite pour vulgariser que pour élever l’esprit d’une nation en privant les hommes d’une autre sorte d’éducation, celle qui est acquise par les sentimens de respect, et en amenant les multitudes à se croire capables de juger ce qu’elles ne font que distinguer obscurément. Elles voient une large surface, et elles oublient la différence qu’il y a entre voir et savoir. En un mot, la tendance des circonstances a été de faire de nous un peuple superficiel, irrévérencieux, et plus soucieux de gagner sa vie que de vivre moralement et spirituellement… La Nouvelle-Angleterre est assez vieille maintenant, et quelques-uns de ses enfans ont assez de loisir pour s’inquiéter de tout cela. La conséquence immédiate chez une petite minorité est une violente réaction contre un mode de culture qui porte de tels fruits. Quelques-uns d’entre nous voient que la liberté politique ne produit pas nécessairement la libéralité de l’esprit, que la liberté religieuse n’engendre pas une religion plus vitale, et, comprenant que ces changemens extérieurs ne peuvent s’opérer que par un changement moral intérieur, ils s’efforcent d’aiguillonner et de piquer l’ame au vif, afin qu’elle puisse opérer ces changemens extérieurs. Dégoûtés par la vulgarité d’une aristocratie commerciale, ils deviennent des radicaux ; dégoûtés des œuvres matérialistes de la religion rationnelle, ils deviennent mystiques. Ils se querellent avec tout ce qui est, parce que tout ce qui est n’est pas assez spirituel. »