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— Eh bien ! qu’est-ce qu’elle fait là ? dit-il avec ce rire sans cause d’une ivresse qui commence ; eh ! petite, parle donc ; que regardes-tu sur la mer ?

— Il arrive ! il arrive ! psalmodia la pâlotte de ce ton chanteur et dolent qu’elle prenait quand elle pensait tout haut.

Le gardien se leva en trébuchant, et s’approcha de la fenêtre.

— Qui cela ? demanda-t-il ; le Provençal ? Pardieu ! oui, c’est lui qui bouline là-bas ; il a fini par monter d’un cran dans le lit du vent. — Ah ! ah ! le brigand est bien heureux de voir notre grand fanal ! Sans lui, je veux que Dieu me damne si son navire ne serait pas demain en miettes !

— La bisquine ? s’écria Georgi, qui se retourna avec un cri d’interrogation.

— Quoi donc ? reprit Lavau ; est-ce que la brise ne l’affale pas sur la chaussée ? Sans le feu qui les avertit, ils ne pourraient jamais reconnaître s’ils ont doublé les brisans pour donner dans la passe.

— Et le navire… périrait ? demanda la pâlotte.

— Avec l’équipage, ajouta gaiement Simon, qui s’était remis à boire ; mais il n’y a pas de danger tant que le phare fait briller sa lanterne. Allons, Georgi, bois donc ! rien qu’un petit coup, pauvre innocente ! ton gobelet est là.

Mais Georgi ne pensait point au gobelet ; elle avait quitté la fenêtre, et, debout à quelques pas, elle regardait Simon avec des yeux étranges. Cependant celui-ci continuait à rire, à boire et à chanter. Seulement sa voix devenait de plus en plus chevrotante, ses paupières s’allourdissaient, son corps vacillant cherchait le mur pour point d’appui. La pâlotte semblait suivre ces symptômes de l’ivresse avec une joie impatiente ; son regard allait sans cesse de la fenêtre au gardien ; enfin, quand elle l’eut vu s’affaisser sur la table, elle recula jusqu’à l’entrée, se coula par la porte entr’ouverte, la referma doucement et monta haletante à la chambre de l’appareil. Saisissant alors les cordes, elle exécuta la manœuvre qu’elle avait vu faire à maître Simon, redescendit le fanal, l’éteignit, et la tour, un instant auparavant inondée de lumière, rentra brusquement dans les ténèbres. Elle s’élança ensuite vers la terrasse et chercha sur la mer ; mais il fallut quelques instans pour que ses yeux éblouis par la clarté pussent se réaccoutumer à voir dans la nuit. Enfin elle réaperçut la bisquine perdue dans l’ombre et qui continuait à lutter contre le vent. L’idiote poussa un cri sinistre en étendant les mains fermées vers le navire avec une expression de menace.

— Ah ! ah ! ah ! il ne voit plus sa route, murmura-t-elle en ricanant, j’ai crevé l’œil de la tour !… Sans le phare, l’oncle a dit que le Provençal était perdu… Ah ! ah ! ah ! il va aller où il a envoyé Dona. Jésus !