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un coin, et comme il lui demandait la cause de ce chagrin, elle lui fit cette réponse significative : « Je suis seule comme toujours. » Dans ce mot, on peut lire à la fois son dégoût de la vie et ses regrets de n’être pas, comme toutes les femmes qui l’entouraient, épouse et mère. Son journal à cette époque contient des passages pathétiques et navrans. Elle supplie Dieu de ne pas permettre à son cœur de nourrir des sentimens amers ; elle craint la corruption particulière aux ames blessées. « Père, ne me permets pas d’outrager mes semblables ; je sens que, lorsque je les rencontre, mes paroles ne sont pas aussi douces qu’elles pourraient l’être. Permets que je ne les blesse point. Moi qui connais si bien comment les blessures brûlent et saignent, permets que je ne leur en inflige aucune… J’ai le sentiment que je n’ai aucun lien, aucune intimité réelle, permanente avec aucune ame. Il me semble que je suis comme une intelligence errante, chassée de place en place, afin d’apprendre tous les secrets. Cette pensée m’enveloppe comme d’une froide atmosphère. Je ne vois pas comment je pourrai accomplir cette destinée… » Marguerite a maintenant trouvé sa punition. Quelle leçon morale contient cette existence !

Ces chagrins, toujours croissans, demandaient à être oubliés, s’il était possible. Marguerite crut pouvoir les oublier en quittant l’Amérique, et en conséquence elle s’embarqua pour l’Europe au printemps de 1846 avec un de ses amis de New-York, M. Marcus Spring. Ce voyage fut en effet, pendant quelque temps, un dérivatif à ses souffrances intérieures : la curiosité, les spectacles variés qu’elle rencontra, les personnes célèbres qu’elle put approcher, la firent s’oublier elle-même, et elle trouva un peu plus tard en Italie l’accomplissement de ses secrets désirs. Son voyage en France, en Angleterre et en Italie pendant les années 1846 et 1847, ne nous apprend rien de bien intéressant ; çà et là passent les silhouettes de personnes célèbres incomplètement vues ; des observations à vol d’oiseau, hâtives, à demi fausses, sur l’Europe, remplissent les pages de ce journal de voyage. Elle quitta la France avant d’avoir rien vu, excepté Mme Sand, Béranger et Lamennais, qu’elle n’a pas en le temps d’étudier, et à propos desquels elle se borne simplement aux dithyrambes convenus. Elle quitta d’ailleurs notre pays sans regret, « ne pouvant se fier, dit-elle, à aucun des récits qu’on lui faisait, tellement le mensonge est inhérent à l’esprit de la grande nation. » Elle était arrivée pleine d’enthousiasme pour l’Europe, et à peine est-elle débarquée, que son enthousiasme commence à baisser. Quelques-uns de ses poètes favoris, dont elle a entrevu les traits à l’Académie française un jour de réception, ne lui reproduisent pas l’idéal qu’elle s’était tracé d’eux. Il en est de l’Angleterre comme de la France ; l’ennui la gagne vite en Angleterre, « au milieu de cette montagne de préjugés qui obscurcit la lumière et empêche la vérité