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comme pour ceux qui l’exploitaient, cette religion du papier parlé est venue suppléer fort à propos au défaut d’impulsion intellectuelle qui résultait de l’éloignement de la race blanche et de la pauvreté du budget de l’instruction publique. Tel qui ne cherchait dans un livre que de magiques combinaisons de lignes en est peu à peu venu à l’épeler et à le comprendre, et tel autre bornait peut-être son ambition à rédiger des wangas qui a fini par écrire des articles de journaux. De là ce double élément de toute littérature : des auteurs et des lecteurs. Ceux-ci ne sont pas encore des juges bien difficiles, et la plupart de ceux-là prodiguent beaucoup plus les métaphores que l’orthographe ; mais, ne serait-ce que par leur spontanéité, ces résultats dénotent une véritable aptitude intellectuelle, qui n’en est même pas à faire ses preuves. Là où le reflet de notre civilisation est venu accidentellement la féconder, il s’est produit de très sérieux talens d’écrivains auxquels on peut reprocher une tendance trop servile vers l’imitation française, mais qui, en se repliant tôt ou tard vers le génie national, y trouveront de nombreuses conditions d’originalité ; — car il y a ici un génie national, toute une littérature rêvée, chantée, dansée, contée, qui n’attend peut-être que sa formule écrite pour devenir un des plus curieux chapitres de l’histoire des idées et des races. C’est par elle que nous commencerons, et la division logique est en ceci doublement d’accord avec la division généalogique. Cette littérature à l’état rudimentaire ou latent est essentiellement nègre, tandis que l’autre, celle qui s’imprime, a pour principal foyer la classe de couleur. La première emprunte ses expressions au patois créole et à la mimique africaine, l’autre les demande presque exclusivement au français.


I; – LE MERVEILLEUX HAÏTIEN.

Si l’amour du merveilleux donnait, comme on l’a dit, la mesure des instincts poétiques d’un peuple, les noirs seraient sur ce point-là nos maîtres. Dans leur monde idéal, que n’a jamais délimité aucune civilisation précise, le fétichisme autochthone coudoie les fantaisies et les symboles de toutes les superstitions, de toutes les cosmogonies. Les esclaves insurgés de 1791 mouraient, comme le brahme orthodoxe, une queue de vache à la main[1], à cette différence près qu’ils allaient mourir à la gueule de nos canons. Les pierres qu’on croyait muettes depuis les Vandales prédisent encore l’avenir aux sujets de Faustin Ier, et si l’oracle est obscur, le devin qui l’interprète consultera, selon la générosité de ses cliens, soit les entrailles d’un porc, soit un jeu de

  1. Disons cependant qu’à Saint-Domingue comme au Congo, d’où il parait originaire, ce talisman était indifféremment une queue de cheval ou une queue de vache. Peut-être n’y faut-il voir qu’une réminiscence du goupillon de crin dont se servaient les missionnaires catholiques.