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dont la famille a fait les apprêts du vivant et sous les yeux du défunt, réunit de nouveau le cortége à la maison mortuaire. Un autre repas, dont les reliefs sont portés sur la tombe, et qui prend pour ce motif le nom de dîner des ombres (manger zombi), a lieu, avec l’accompagnement obligé des danses, au bout de l’an[1]. Les familles aisées complètent cet exubérant cérémonial par une messe chantée et le sacrifice nocturne d’une brebis. Le défunt n’en est même pas toujours quitte à si bon compte. S’il a été franc-maçon, les mulâtres lettrés de sa loge laissent rarement échapper l’occasion de venir recommander à l’Être suprême les vertus sociales du frère dont l’inflexible Parque a tranché les jours ; car la franc-maçonnerie, l’Être suprême et les oraisons funèbres sont la maladie régnante du pays.

Quelque mal que se donnent les Haïtiens pour rendre à leurs morts le séjour de l’autre monde très tolérable, les zombis ou revenans se promènent au clair de lune jusque dans les rues de Port-au-Prince. On n’évite leurs importunités nocturnes qu’en enterrant au seuil de sa maison les entrailles d’un cabri[2]ou une bouteille d’eau bénite, qu’on peut au besoin remplacer par l’eau de mer. Les loups-garous partagent avec les zombis le privilège de troubler le repos de l’empire et même de l’empereur. Ils forment plusieurs sectes. La plus redoutée est celle des cochons sans poil, grotesque et lugubre fantaisie dont une bande de cochons marrons s’échappant hurlante et à demi grillée de quelque savane en feu aura peuplé les rêves des passans attardés. Un éclair muet, jaillissant d’une atmosphère limpide, trahit la présence d’une autre variété de loups-garous appelés esprits du feu, et force les plus audacieux à retourner précipitamment sur leurs pas. Parfois encore, dans ces orageux crépuscules des tropiques où les sens enfiévrés acquièrent leur plus haute puissance d’hallucination, et où l’air, saturé d’électricité, d’humidité et de fauve lumière, grossit démesurément les sons et les formes, un cri lamentable se prolonge dans la vallée, et, sur l’un des pitons voisins, paraît et disparaît un spectre aux larges ailes, aux orbites effarés et sanglans. On pourrait soupçonner que ce spectre est une chouette ; mais ce n’est qu’un troisième spécimen de la famille des loups-garous, et celui-ci cumule les malfaisans pouvoirs du mauvais œil italien et de la stryge latine, ce prototype également ailé de nos vampires. L’épouvante est dans la maison qu’a

  1. Les fêtes funéraires des noirs sont désignées dans les Antilles par le nom générique de calenda. Faudrait-il chercher l’étymologie de ce nom dans les expiations annuelles que les Romains célébraient pour le repos des mânes aux calendes de mars ?
  2. Le premier jour de l’an, qui est signalé par une grande consommation de cabris, il y a presse aux abattoirs pour se disputer ce talisman. Quelques noirs profitent de l’occasion pour se baigner dans le sang des animaux abattus, ce qui est un préservatif contre certains maux, et probablement une réminiscence des expiations païennes, où figurent parfois les ablutions de sang.