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l’homme indispensable des fêtes nègres ; car il n’y a pas ici de fêtes sans sorcellerie, pas de sorcellerie sans danse, pas de danse sans chanson. Le vrai zamba, celui dont un proverbe dit : C’est douvant tambour na connait zamba[1], le vrai zamba improvise séance tenante, et pendant un temps indéterminé, paroles, air et accompagnement en adaptant l’air au rhythme particulier de chaque figure, et les paroles à la position publique ou privée d’une ou de plusieurs des personnes présentes. La verve de l’improvisateur se relâche bien de temps en temps ; mais, une fois mis en éveil, le génie épigrammatique des danseurs et surtout des danseuses lui vient en aide. Au besoin, ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le danse, et une figure à signification arrêtée, comme celles de nos ballets, une attitude, un geste reproduisant l’action et l’allure des personnages chansonnés, servent de transition ou de complément à ces intraduisibles petits drames qui n’ont peut-être d’analogue que dans la plaisanterie napolitaine.

La sanglante révolution qui supprima à Saint-Domingue une caste sur trois et nivela les deux autres vint naturellement restreindre le domaine de la raillerie nègre, mais sans la refroidir. Loin de là (et ceci est une curieuse révélation physiologique ou morale, comme on voudra), la grosse gaieté ne s’épanouit jamais plus largement qu’au sein de cette boucherie humaine qui entassa en quinze ans, dans un coin de l’île, plus d’horreurs que n’en contiendraient quinze siècles de l’histoire d’Europe. La cruauté du nègre est essentiellement rieuse comme celle de l’enfant ; l’infernale bouffonnerie de la terreur : Il n’y a pas de fête quand le cœur n’en est pas, serait ici un trait banal de mœurs[2]. Jeannot avait le mot pour rire en buvant à petites gorgées le sang des jeunes filles blanches qu’il venait de violer et de décapiter, et les colons à qui Biassou faisait arracher les yeux avec des tire-balles avaient beau crier, ils ne dominaient pas les refrains joyeux qu’inspirait aux assistans ce nouveau procédé de torture. Dessalines était de première force sur la chansonnette, et, non content de cultiver ce talent pour son compte, il l’exigeait chez ses victimes. Lors de la boucherie des malheureux Français qui, sur la parole et même sur les instances de ce loup humain, étaient revenus s’établir à Saint-Domingue, quelques-uns s’imaginèrent échapper à la mort en se disant créoles. Dessalines, pour vérifier leur assertion, les obligeait à chanter ces vers d’une chanson à la mode :

  1. « C’est devant le tambourin qu’on connaît le zamba, » (A l’œuvre, on connaît l’ouvrier.)
  2. Cette sauvage avidité de contrastes, qui, chez quelques peuplades africaines, a fait confondre les fonctions de bourreau et de l’ou du roi, et à laquelle il faut peut-être rattacher les éclats de bruyante gaieté qui terminent les funérailles haïtiennes, se manifestait encore tout récemment.. Après le massacre du 16 avril 1848, les soldats de la garde de Soulouque raillaient et chansonnaient sur place les cadavres de leurs victimes.