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Moin pas qua prend di thé
Pour la fiève toué.

« Je ne veux pas prendre du thé pour ta fièvre. »

— Il ne s’agit pas de thé, reprit perfidement le nain ; il s’agit de cet éléphant qu’on veut me contraindre, moi si petit, à manger en entier, sous peine d’être empalé. — J’accepterais bien la gageure, moi, s’écria l’imprudent Bouki, dont la gloutonnerie n’était jamais mise inutilement en éveil. — Bref, il détacha Petit-Malice, se fit attacher à sa place, et demanda à grands cris qu’on lui servît une tranche de l’éléphant. Voyant qu’il avait affaire à un mangeur d’éléphant et le trouvant d’ailleurs enchaîné au poteau, le bourreau, qui arrivait sur ces entrefaites, prit Bouki pour le vrai coupable et l’empala.

Bouki fut probablement mal empalé et encore plus mal gardé, car, peu d’heures après, nous le voyons se traîner clopin clopant, et les deux mains sur sa blessure, vers un bois d’abricotiers qu’il fait retentir de ses malédictions contre le nain. Au même instant, une grêle d’abricots verts l’atteint juste à l’endroit douloureux et lui révèle la présence de son persécuteur. Après beaucoup de recherches, Bouki parvient enfin à découvrir l’arbre où était perché Petit-Malice, et va faire à celui-ci un mauvais parti ; mais Petit-Malice, feignant de voir venir une troupe dans le lointain, crie à tue-tête : « Vous cherchez Bouki ? Le voici, le voici ! » Bouki, qui tient à ne pas renouveler connaissance avec le pal, s’enfuit aussitôt, et le nain reste cette fois encore impuni.

Naïfs, fantasques ou grivois, ce qui échappe surtout à la traduction dans les contes nègres, c’est le flux de sentences et de dictons qui en déborde, la pantomime du débit, l’incessante onomatopée[1] de l’intonation ou du mot. Le patois créole exigerait à lui seul de la traduction le concours simultané de trois formes de langage, car la sobre précision de la syntaxe française s’y marie de la façon la plus imprévue avec l’ellipse orientale, et cet abus de voyelles, ces mignardes transpositions de consonnes, qu’on ne retrouve guère que sur les lèvres des enfans. Mais, hélas ! c’est presque au passé que tout ceci doit s’entendre, pour Haïti du moins. Grace au stupide isolement où la jeune nationalité noire s’est retranchée, la liberté, c’est triste à dire, aura été moins favorable à son développement intellectuel que l’esclavage. Avec la race française ont successivement disparu un large foyer d’idées et

  1. S’il veut décrire, par exemple, l’effet d’un corps lourd dégringolant d’une hauteur, le nègre se contentera d’ajouter au substantif qui désigne ce corps l’interjection bouloucotoumm. L’expression créole rend au besoin, avec le son, le mouvement et l’image. Ainsi une étoile qui scintille est une étoile « qui fait guidi, guidi. » L’harmonie lancinante de ces deux syllabes ne reproduit-elle pas à merveille le jet et le retrait alternatifs et saccadés du rayon lumineux ?