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LA CHANSON DE ROLAND.

I.

La chanson de Roland était-elle un de ces chants populaires dont personne n’est l’auteur, qui se transmettent comme ils sont nés sans que jamais l’écriture les recueille, et finissent par s’éteindre avec le temps ? Était-ce au contraire une œuvre composée, une œuvre écrite, un poème, une épopée dont certains fragmens pouvaient être chantés ?

Tout d’abord on est tenté de croire qu’à ces rudes soldats de Guillaume un pur chant populaire pouvait seul convenir. S’il en était ainsi, nous essaierions en vain d’en retrouver la trace aujourd’hui ; mais tel n’est pas l’avis des meilleurs juges en ces matières. Ils se fondent avec raison sur le sens constant et invariable du mot chanson au moyen-âge. Chanson, dès le XIe siècle, veut dire poème et jamais autre chose. Par une merveilleuse exception, nos érudits sont d’accord sur ce point. Ceux-là même qui se font incessamment la guerre sont unanimes à soutenir que la chanson de Roland, le chant de Roncevaux, ce chant qu’entonna Taillefer, devait être une chanson de geste, c’est-à-dire une œuvre de trouvère, un poème composé, non de quelques strophes ou couplets comme nos chansons d’aujourd’hui, mais de plusieurs milliers de vers, divisés, il est vrai, par groupes monorimes formant des stances ou tirades qui pouvaient très bien être chantées.

Dès-lors, pourquoi le texte de cette chanson, de ce poème, serait-il à jamais perdu ? pourquoi ne le trouverait-on pas parmi ces milliers de manuscrits que nous ont légués nos trouvères ? Connaissons-nous nos richesses en ce genre ? Nous commençons à peine à y fouiller. Depuis Pithou et ses amis, aucun de nos lettrés n’avait, durant deux siècles, daigné feuilleter du bout du doigt cet amas de gothiques parchemins ; quand nous l’aurons bien remué, pourquoi n’en verrait-on pas sortir les vers qui furent chantés à Hastings ?

Le hasard a commencé par se montrer peu complaisant. Quelques poèmes ont été découverts, traitant de Roland et de Roncevaux, mais aucun d’eux n’était écrit en assez vieux langage pour remonter à cette date de 1066. On n’avait donc pas mis la main sur le poème original. En avait-on du moins trouvé la transcription rajeunie, mais fidèle ? Pas davantage ; les transcripteurs avaient évidemment cédé à la tentation d’arranger et surtout d’allonger leur modèle. C’est là le péché mignon des trouvères. Ils s’imitent les uns les autres, mais toujours en s’amplifiant. Deux vers du XIe siècle en font dix au XIIe, et, quand vient le XIVe, ils se montent à plus d’un cent. Nous ne voulons pas dire que les poèmes dont nous parlons, ces romans de Roncevaux, trouvés à Paris, à Lyon, à Venise, soient développés outre mesure : la rédaction peut même en paraître assez sobre, comparée à certaines œuvres d’un âge