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LA CHANSON DE ROLAND.

jointes, qu’il veut être votre homme, tenir de vous l’Espagne, recevoir notre sainte loi, on ose vous conseiller de rejeter ses offres ! C’est n’avoir guère souci de quelle mort nous mourrons : conseil d’orgueil qui ne doit prévaloir. Laissons les fous et tenons-nous aux sages.

Après Ganelon vient le duc Naymes. Il n’est pas dans la cour un guerrier plus vaillant. Naymes dit à Charles : « Vous avez entendu le comte Ganelon. Pesez bien ses paroles. Le roi Marsille est vaincu ; vous avez rasé ses châteaux, renversé ses remparts ; ses villes sont en cendre, ses soldats dispersés ; quand il se rend à merci, et vous offre des otages, l’accabler serait péché. Cette terrible guerre ne doit pas durer plus long-temps ! »

Et les Français de dire : « Le duc a bien parlé !

— Seigneurs barons, reprend Charlemagne, qui donc enverrons-nous à Saragosse, au roi Marsille ? »

Naymes répond : « J’irai par votre grace. Donnez-m’en le gant et le bâton.

— Non, lui dit l’empereur, non par ma barbe : un sage comme vous s’en aller si loin de moi ! Vous n’irez point. Retournez vous asseoir. — Eh bien ! seigneurs barons, qui donc enverrons-nous ?

— Moi, dit Roland.

— Vous ! s’écrie Olivier, votre courage est trop bouillant, vous vous feriez quelque affaire. Si le roi veut, j’y puis très bien aller.

— Ni vous ni lui. Taisez-vous tous les deux : nul de mes douze pairs n’y portera les pieds. » À ces mots tout le monde se tait.

Cependant Turpin se lève, Turpin, l’archevêque de Reims. Il demande à son tour le gant et le bâton ; mais l’empereur lui commande de s’asseoir, sans plus parler. Puis, s’adressant encore une fois aux barons : « Francs chevaliers, ne me direz-vous point qui doit porter mon message à Marsille ?

— C’est, dit Roland, Ganelon, mon beau-père. »

Et les Français : « C’est l’homme qu’il vous faut ; vous n’en pouvez trouver un plus habile. »

À ces mots, Ganelon tombe en horrible angoisse. Il laisse couler de ses épaules son grand manteau de martre ; sa taille est imposante et bien prise sous sa cote de soie, son œil étincelle de colère. « Fou, dit-il à Roland, d’où te vient cette rage ? Si Dieu permet que j’en revienne, je t’en conserverai reconnaissance qui ne finira qu’avec ta vie.

— Je n’ai souci de vos menaces, répond Roland : l’orgueil vous ôte la raison. Il faut ici un sage messager ; si l’empereur le veut, je pars à votre place.

— Non, j’irai, dit Ganelon, Charles me le commande, je lui dois obéir ; mais je veux différer quelque peu mon départ, ne fût-ce que pour calmer ma colère. »