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montre pas, elle fait place à la légende ; mais, dans cette falsification lentement opérée par le temps et par la crédulité des peuples, les côtés secondaires de l’histoire ont seuls complétement disparu, le fond s’est conservé. Ainsi rien de plus vrai, rien de plus réel que le désastre de Roncevaux. Éginhard essaie en vain de l’amoindrir ; son récit officiel laisse échapper des mots qui révèlent ce qu’il voudrait cacher. « Tous les Français, dit-il, engagés dans l’affaire périrent jusqu’au dernier ». Et ailleurs il ajoute : « Ce revers empoisonna dans le cœur de Charles la joie de toutes les victoires qu’il avait gagnées en Espagne. » Ce n’était donc pas une simple escarmouche : c’était un véritable échec, le seul qu’essuya ce grand homme pendant ses quarante-six ans de règne. On comprend que l’impression dut en être profonde : elle devint ineffaçable lorsque, par une fatale coïncidence, un demi-siècle plus tard, dans ces mêmes défilés, l’armée d’un des fils de Charlemagne, de Louis-le-Débonnaire, fut à son tour taillée en pièces. L’imagination des peuples d’Occident, de ces deux catastrophes, n’en fit bientôt plus qu’une, et peu à peu, à travers deux siècles de ténèbres et de rustique naïveté, toutes les circonstances accessoires de la scène primitive se trouvèrent dénaturées. Mais qu’importent ces inexactitudes dont notre poème est l’écho ? qu’importe que vingt-deux ans trop tôt Charles y soit affublé de la pourpre impériale ; qu’à peine âgé de trente-cinq ans on nous en fasse un patriarche, et que sa barbe ait l’éclat de la neige ; qu’un lien de parenté plus que douteux l’unisse à l’un des combattans, à celui en qui la légende s’est plu à personnifier l’héroïsme de cette sombre journée ? Qu’importe, que les montagnards gascons, auteurs du guet-apens, soient travestis en Sarrasins, et qu’au lieu de leur chef, de ce Lope, duc de Gascogne, Loup de fait et de nom, comme dit la charte de Charles-le-Chauve, on nous donne deux personnages, le roi Marsille et le traître Ganelon ? Toutes ces transformations, dont on peut suivre et expliquer l’origine, ainsi qu’on le verra plus loin, ne changent rien au fond des choses ; ce sont de simples accessoires ; elles n’ont pas pris capricieusement naissance un certain jour, comme des fantaisies de poètes imaginées à plaisir ; elles ont pénétré lentement dans la croyance populaire ; une sorte de prescription insensible les a peu à peu accréditées et dûment substituées à certains souvenirs de l’histoire effacés ou obscurcis. Ainsi, vérité historique au fond, vérité légendaire à la surface, tel est le fondement sur lequel est assis notre poème. Aucun autre, encore un coup, parmi ceux que nous connaissons, n’a d’aussi sérieuses racines. C’est donc là une seconde exception qui, pour le dire en passant, devient la clé de la première. En effet, le caractère historique et traditionnel du sujet commande, pour ainsi dire, l’unité de composition. Un tel poème, au moment où il a été conçu, c’est-à-dire à une époque où la tradition se maintenait encore vivante, ne pouvait manquer d’être simple, sobre de digressions et