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LA CHANSON DE ROLAND.

d’embellissemens. Le poète aussi bien que son public croyait vrai ce qu’il chantait ; il ne s’avisait donc pas d’y ajouter du sien. Au rebours de ses confrères des âges plus récens, il n’avait point à faire parade de sa fécondité ; son moyen de succès n’était pas de paraître inventer, mais de sembler vrai et d’aller droit au but. Voilà pourquoi plus les versions de ce poème sont anciennes, plus l’unité de composition s’y laisse apercevoir. Un manuscrit antérieur au manuscrit d’Oxford réduirait d’un millier de vers peut-être le dernier tiers du poème, de même que le manuscrit d’Oxford exprime en vingt-huit vers d’une énergique fermeté tel passage qui, dans le manuscrit de Paris, par exemple, se délaie en six cents vers.

Mais continuons ; voilà un premier point constaté : dans la chanson de Roland, le sujet est empreint de vérité historique ; ce n’est pas tout : par une autre exception tout aussi rare, ce sujet est national. En peut-on dire autant de nos autres chansons de geste ? L’esprit qui les anime est tantôt l’esprit de localité, reflet fidèle du régime féodal, tantôt l’esprit cosmopolite, image de la vie d’aventures. Point de milieu, ou la scène est circonscrite dans l’étroit horizon d’une province, quelquefois même entre les tourelles du château où fut nourri le poète et où domine le petit potentat, son seigneur et son maître, ou bien c’est l’univers entier qui s’ouvre à nos regards, c’est de Babylone aux colonnes d’Hercule que s’étend le théâtre. Les personnages sont purement Picards, Champenois ou Lorrains, sinon ils sont chevaliers errans ; mais Français, jamais cela ne leur arrive. Le mot de France, quand il est prononcé, n’a qu’un sens géographique. La France, la douce France, si souvent invoquée dans la chanson de Roland, l’amour de la patrie, le dévouement à la mère commune, ces nobles sentimens qui répandent sur tout le poème je ne sais quel coloris tendre et mélancolique, c’est quelque chose qui n’appartient qu’à cette chanson de geste, et qui, à défaut d’autres signes, la distinguerait entre toutes.

Ajoutez, comme pendant à cette image de la patrie, la figure de Charlemagne. L’autorité, la grandeur, la majesté que lui reconnaît le poète, c’est encore là, notez-le bien, quelque chose de tout exceptionnel. Par une étrange contradiction, les poèmes carlovingiens, ainsi nommés parce qu’ils chantent et glorifient les compagnons du grand empereur et les souvenirs de son règne, les poèmes carlovingiens sont autant de pamphlets, contre qui ? contre Charlemagne. Il n’est pas de sarcasmes, pas de moqueries, pas d’irrévérences qu’ils ne prodiguent à sa mémoire. Ils en font tour à tour un Cassandre débonnaire ou un stupide et hargneux despote. Le beau rôle n’est que pour ses barons ; à eux seuls la sagesse et le courage ; sans eux, le pauvre Charles ne ferait que sottises. Il faut incessamment que le duc de Bavière ou tel autre des grands feudataires soit occupé à réparer les bévues du monarque. En un mot, c’est un parti pris de supprimer la gloire de Charlemagne, de