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terrains pierreux, près des beaux arbres qui alimentaient nos feux, la fin des pluies; mais les nuages couvraient toujours le ciel, et l’Oued-Khamis roulait des torrens d’eau boueuse. Les vivres commençaient à diminuer; nous devions recevoir bientôt un convoi d’approvisionnemens; on craignait pourtant que, si le mauvais temps continuait, la rivière débordée ne lui permît pas de nous rejoindre. Le général crut prudent de ne point tarder davantage à passer la rivière, et, par son ordre, un des officiers de cavalerie, monté sur un des meilleurs chevaux de la colonne, fut chargé de trouver un passage. Une petite escorte devait le préserver des rôdeurs et le retirer de l’eau, s’il arrivait accident, car l’entreprise n’était pas sans danger. Quatre fois le pauvre cheval fendit le torrent; quatre fois, luttant contre le flot, il dut revenir sans avoir trouvé un gué favorable. Partout des pierres, des troncs énormes, des difficultés trop grandes pour l’infanterie. Comme l’officier repassait encore, cherchant toujours, la pauvre bête s’abattit. Cheval et cavalier furent roulés; mais, par un violent effort, ils se tirèrent d’embarras et abordèrent à la rive. Il fallut cependant encore se remettre en mouvement : le gué n’avait pas été trouvé, et l’ordre devait s’exécuter. Cette fois-là, plus heureux, l’officier rencontra un endroit où le fond était uni. L’infanterie aurait de l’eau jusqu’à l’aisselle, mais à la rigueur on passerait. La position devenait trop critique, si le mauvais temps continuait, pour que le général ne se décidât pas sur-le-champ. Ordre fut donné de plier les tentes et de lever le bivouac. Pendant ce temps, M. de Berckheim, qui commandait notre artillerie, disposait une cinquenelle à l’aide de laquelle les fantassins pourraient lutter contre la violence du courant. Les artilleurs établirent avec peine cette corde solidement amarrée aux deux rives, et l’infanterie commença à s’ébranler. Plusieurs avaient ôté leurs souliers, les cartouches étaient placées sur le haut des sacs, et ils entraient bravement dans cette eau glacée qui tourbillonnait autour d’eux, se tenant accrochés au câble. La plupart passèrent sans encombre; quelques-uns pourtant, saisis de vertige, lâchèrent prise et furent entraînés. Heureusement, si les fatigues et les souffrances furent grandes, personne ne périt. Trois mulets seuls se noyèrent. Les malheureux petits bourriquots de l’infanterie eurent bien de l’embarras, un surtout excita nos rires. Ce bourriquot, dépouille opime de la bataille d’Isly, dont il avait gardé le nom, était gris-blanc, l’œil plein d’intelligence, j’allais dire la mine fière. On l’avait affublé d’un gros nœud rouge qu’il portait toujours en tête du convoi, car il ne pouvait souffrir de se voir dépassé. Ce bonhomme d’âne avait une si drôle de physionomie, que la colonne entière le connaissait, l’aimait, le caressait. Quant à son conducteur habituel, ordonnance d’un officier d’infanterie, il l’asorait. Aussi vraiment la figure du pauvre soldat faisait-elle peine,