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seconde partie de ce même air : — Tais-toi, mon cœur, — dépasse évidemment par l’élévation du style le caractère du personnage. Le petit air syllabique que débite avec tant de succès Marotte, la fille du père Gaillard, est sans doute fort agréable et très bien adapté à la situation ; mais mérite-t-il réellement l’enthousiasme qu’il excite dans la salle ? Ce genre extrêmement facile, dans lequel l’auteur de Fra Diavolo et du Maçon a réussi plusieurs fois, nous paraît être une des infirmités de l’opéra-comique français. Ce n’est, après tout, qu’une combinaison de rhythmes dont tout le mérite doit consister dans l’accompagnement, et il est vrai de dire que celui de M. Reber est d’une coquetterie pleine d’élégance.

Ce qui distingue la partition que nous venons d’analyser, c’est la distinction de la forme et la sincérité de l’inspiration. M. Reber est un esprit élevé, un véritable artiste, qui va droit au but où il aspire et qui ne fait que peu de concessions au goût du public vulgaire, peut-être même ne lui en fait-il pas assez, car il faut souvent traiter le public comme un enfant et mettre un peu de miel sur les bords du vase qui renferme le breuvage salutaire. Deux influences différentes se font sentir dans le talent de M. Reber, qui est beaucoup plus un musicien élégiaque qu’un compositeur vraiment dramatique ; il procède d’Haydn et de Schubert, en passant par-dessus Mozart et Beethoven, et puis il se réclame directement des vieux maîtres français, de Monsigny surtout, de Philidor et de Grétry. Il y a tel morceau du nouvel opéra de M. Reber, le trio de l’introduction par exemple, et celui en forme de prière, entre le joyeux cabaretier, sa femme et Gervais, qu’on dirait inspiré directement par l’auteur du Déserteur. C’est la même finesse, la même émotion discrète, traversée par un doux et charmant sourire. Schubert aussi a laissé dans l’imagination de M. Henri Reber plus d’une tournure mélodique, quelques-unes de ces phrases courtes et profondes qui caractérisent l’admirable mélodiste allemand, et ce rapprochement est tout naturel entre deux musiciens qui ont moins de variété dans le style que d’émotion, et qui chantent, comme les poètes lyriques, l’hymne éternel de leur ame solitaire. Ce n’est pas que M. Reber n’ait essayé, dans son nouvel ouvrage, de rompre la monotonie de sa forme et de l’approprier aux différens caractères qu’il avait à peindre ; mais, tout en reconnaissant l’effort et l’intention de l’habile compositeur, nous sommes forcé de convenir qu’il n’a pas atteint complètement le but qu’il se proposait. Il règne dans sa partition une sorte d’uniformité sentimentale qui se prolonge et finit par émousser la sensibilité de l’auditeur. Sa gaieté manque d’entrain et de ce brio de la jeunesse qui éclate comme une étincelle électrique. Cette part de la critique réservée, hâtons-nous d’ajouter que, par l’élévation et la vérité des idées mélodiques, par la distinction et la sobriété des accompagnemens, par la clarté de l’harmonie et la fraîcheur des modulations, l’opéra du Père Gaillard est une heureuse tentative, et qu’il donne le droit à M. Reber de poser sa candidature à la première place vacante qu’il y aura à l’Institut.

P. SCUDO.

V. de Mars.