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Telle est la manière dont Thomas Carlyle comprend les devoirs de l’écrivain dans tous les temps et plus spécialement encore dans le nôtre. Dans les brusques apostrophes, dans les anathèmes qu’il n’épargne pas à son époque, il est facile d’observer une tendresse et une sympathie pour ses semblables plus grandes, je crois, que chez aucun autre penseur contemporain. Les préoccupations habituelles de l’écrivain, les réserves, les réticences ne sont point son fait : il va droit au but, sans s’inquiéter des considérations d’hommes et de choses, comme un boulet de canon qui fait sa trouée fatalement, et sans savoir si celui qu’il va blesser est un des principaux officiers ou bien un des derniers soldats de l’armée. « Quel est donc cet homme? disait la reine Marie Stuart un jour que John Knox était venu lui faire des remontrances; quel est donc cet homme qui vient ici en remontrer aux rois du royaume? — Un sujet de ce même royaume, madame, » répondit le terrible sectaire. Cette belle parole, Carlyle l’a répétée, sous des formes diverses, toutes les fois qu’il a fait entendre quelques-unes de ses éloquentes accusations; c’est pour ainsi dire sur cette parole qu’il s’appuie pour justifier sa perpétuelle dénonciation des faits contemporains. A celui qui lui demanderait : — Et qui êtes-vous donc, vous qui attaquez ainsi votre époque? il répondrait comme il a répondu plus d’une fois : — Un homme vivant dans cette époque, qui en souffre, qui en redoute les malheurs, et qui, en l’attaquant, se défend personnellement et combat pour sa vie, que vous tous, volontairement ou involontairement, vous gênez, vous souillez, vous arrêtez par vos persiflages, vos scepticismes, vos sensualités et vos impiétés. Je ne parle pas au nom des whigs et des tories, des radicaux ou des prêtres, je parle en mon nom; je parle non comme un esclave d’un parti, mais comme un homme. — Personne n’a autant que lui surveillé les tendances de son temps, personne n’a suivi ainsi pas à pas ses contemporains en les avertissant : — Prenez garde, il y a là une fosse, ici un tronc d’arbre, là-bas un marais, plus loin un sentier dangereux ! — Ce métier de gardien du phare protecteur des vaisseaux en détresse, de veilleur de nuit sonnant les heures et rappelant à la fois à la conscience des hommes l’éternité qui subsiste immobile et le temps qui s’enfuit, personne ne l’a jamais accompli avec autant de zèle, d’ardeur, d’amour pour ses semblables et de patriotisme que lui. Anglais et protestant jusque dans ses dernières et ses plus minces fibres, l’image de la patrie en détresse et qui pourrait sombrer si l’on n’y portait promptement secours, l’image de la vie humaine qui court risque de se matérialiser et de se pervertir entièrement, le remplissent d’anxiété, de colère et d’éloquence. Et en vérité, si, comme cela lui est probablement arrivé, il s’est interrogé, il a dû s’avouer qu’il avait trouvé sa récompense, car, en étudiant attentivement ses écrits, je me suis souvent demandé si au fond il y avait plus de talent chez lui que chez tel ou tel autre écrivain ingénieux, spirituel et sceptique, vivant