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inarticulé, où les cœurs, au milieu de ce tumulte et de ce bavardage, restent muets et tristes en face les uns des autres. Ingénieux, spirituel!... oh ! par-dessus tout, ne sois ni ingénieux ni spirituel : aucun de nous n’est obligé d’être spirituel, mais nous sommes tous obligés d’être sages et vrais sous les plus terribles pénalités.

« Brave jeune ami, qui m’êtes si cher, que je connais en un certain sens, bien que je ne vous aie jamais vu et que je ne doive pas vous voir, vous êtes, ce qui ne m’est plus permis, dans le cas heureux d’apprendre à être quelque chose et à faire quelque chose, au lieu de parler éloquemment sur ce qui se fait, ce qui a été et peut être fait : les vieux sont ce qu’ils sont et ne se corrigeront pas ; notre espoir est donc en vous. L’espérance de l’Angleterre et du monde, c’est qu’il peut y avoir encore des millions d’êtres sincères et vrais au lieu des quelques unités vraies et sincères qui existent aujourd’hui. Marchez donc avec courage; macte, i fausto pede, et puissent les générations futures, après avoir fait connaissance de nouveau avec la vertu du silence et avec tout ce qui est noble, sincère et divin, jeter sur nous, quand elles regarderont en arrière, des regards de pitié et d’incrédule étonnement! »

Oui, en vérité, ces conseils sont salutaires, mais ces regrets du passé ne sont pas justifiés par les écrits de Carlyle. Ce n’est pas à lui qu’il appartiendrait de faire de telles confessions, car ses écrits sont de véritables actions, de véritables devoirs accomplis. Bien des hommes appartenant à la même génération que lui, vivant dans un autre pays que le sien, auraient plutôt sujet de se frapper la poitrine et de dire tout haut : Nous avons eu tort. — Mais, qu’on se rassure, ils ne le feront pas.

Quant aux théories et aux idées de Carlyle, — idéal réalisé, culte des héros, théorie du silence, identité de la puissance et du droit, explication de la révolution française, nécessité des symboles, — nous en avons dit ici même[1] tout ce qu’on peut en dire, et nous ne croyons pas nécessaire d’y revenir. Nous avons voulu, à l’occasion du portrait qui accompagne ces pages, revenir sur l’homme plutôt que sur le philosophe et reproduire les traits de la nature morale de l’écrivain à côté de ses traits physiques. Nous avons dit ce qui faisait son originalité comme écrivain : l’amour de son temps, quelque déplaisant qu’il soit d’y vivre, et la mission qu’il s’est donnée de redresser partout les injustices, de relever les erreurs morales, les idées fausses, d’attaquer l’aveugle philanthropie et le sec égoïsme de ses contemporains. La vie de ce penseur éminent et singulier achèvera d’éclairer son caractère et ses écrits,

Thomas Carlyle est né vers 1796, dans un petit village sur les confins de l’Angleterre et de l’Ecosse, Middlebie, si nous ne nous abusons pas. Son père était un brave fermier du pays, un homme rigide et

  1. Voyez la livraison du 15 avril 1849.