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admirablement vu tout le parti qu’on en pouvait tirer. Il ne s’est pas amusé à prendre au sérieux les échafaudages métaphysiques qu’il avait sous les yeux et à se perdre dans d’interminables et inutiles dissertations sur le moi et le non moi, l’objectif et le subjectif, l’esthétique transcendantale, les catégories et les antinomies. Il a senti que l’esprit qui avait élevé ces ingénieuses constructions était plus important que ces constructions mêmes, que le sentiment qui avait donné naissance aux systèmes était plus philosophique encore que les systèmes. Rationalisme de Kant, panthéisme de Goethe, quand donc aurons-nous cessé de discuter sur les étiquettes? Ce n’est pas ainsi qu’ils doivent être jugés. Dans quel état Goethe et Kant, pour ne prendre que ces deux noms, trouvèrent-ils l’homme et la société? Quelle idée se formèrent-ils de la vie et quel but poursuivirent-ils en vertu de cette idée? Goethe trouva un univers entièrement desséché, des théories (il s’en est plaint lui-même) qui représentaient l’univers comme une immense manufacture, ou mieux comme une cuisine gigantesque où tout ce que nous voyons et nous sentons, depuis les cailloux jusqu’à la pensée de l’homme, était élaboré et préparé à point; un univers composé de machines, de rouages, de tourne-broches, de fourneaux l’idéal enfin du XVIIIe siècle. Goethe parut, anima cette matière, la revêtit de ses plus riches couleurs, et nous montra, au lieu de ce mécanisme arrangé et mis en mouvement par le hasard, la lutte des forces vives de la nature. Voici le grand service qu’a rendu Goethe; il a mis fin au XVIIIe siècle d’un certain côté, il a fermé une de ses issues, et celle-là ne se rouvrira jamais. Le service qu’a rendu Kant n’est pas moins grand et ne consiste pas plus dans la théorie des antinomies que le service rendu par Goethe ne consiste dans son système panthéistique. Tous les efforts de la métaphysique, lorsque Kant apparut, avaient pour objet de rendre l’homme un être aussi terrestre et temporel que possible; aucune destinée ne paraissait, aux yeux des philosophes de cette époque, plus belle et plus digne de l’homme que celle qui le condamnerait à vivre renfermé et claquemuré dans le temps et dans l’espace; l’homme avait à se mouvoir dans ces étroites barrières mathématiques. Kant arriva et retrouva l’homme spirituel; d’un coup de plume, il effaça le temps et l’espace, les réduisit à n’être plus que des organes de l’esprit, et il replongea l’homme dans l’infini et dans l’éternité. Il ferma, lui aussi, une des issues du XVIIIe siècle, et pour toujours sans doute, malgré les efforts que fait de temps à autre pour la rouvrir la bête obscène du sensualisme et de l’impiété savante et didactique.

Carlyle a compris tout cela et ne s’est pas inquiété de chercher les erreurs de détail. Il a accepté le point de vue et le sentiment général, et, quant aux théories, il les a faites siennes par un procédé