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chrétiens que les Grecs anciens, donc la langue grecque moderne est supérieure à la langue d’Homère. On peut oser croire l’argument tout-à-fait invincible. Et pensez-vous qu’on s’arrête en si beau chemin dans cet assaut livré à l’antiquité classique ? Aujourd’hui c’est dans le xviie siècle même qu’on poursuit l’influence antique. Le grand siècle, comme on dit d’un ton d’ironie, est tombé en défaveur. L’époque qui a produit dans l’art littéraire Polyeucte et Athalie est infectée de paganisme. L’homme qui a fait essuyer au protestantisme sa plus décisive défaite par l’Histoire des variations, Bossuet, n’est plus que le détracteur des cathédrales gothiques ou le téméraire instituteur de M. le dauphin, pour avoir fait lire au jeune prince Virgile, César, Térence. Soit, Bossuet a méconnu les cathédrales gothiques, et on en est arrivé aujourd’hui à mieux comprendre l’originalité et la grandeur de ces travaux de l’art chrétien, de même que de beaucoup d’autres productions qui ont précédé la renaissance ; mais s’explique-t-on bien comment s’est opéré ce changement dans les idées ? C’est, sans aucun doute, parce que le sentiment de l’art dans ses manifestations diverses s’est développé. Et comment ce sentiment s’est-il développé et élargi ? C’est par la contemplation intelligente des monumens les plus opposés du génie humain, par l’étude comparative de toutes les époques, de toutes les civilisations, de tous les genres d’inspiration. C’est ainsi qu’on en est venu à ne plus sacrifier la cathédrale de Strasbourg au Parthénon, Dante à Homère, Shakspeare à Virgile ; mais nous cherchons vainement ce qu’il peut y avoir ici de nature à justifier le point de vue exclusif où se place l’école à laquelle M. l’abbé Gaume appartient. N’est-ce donc point en toute justice que M. l’évêque d’Orléans pouvait signaler éloquemment le trouble et les excès où tombent parfois certaines intelligences emportées par un zèle plus ardent qu’éclairé ? L’auteur du Ver rongeur, dans un de ses précédens ouvrages, annonçait la fin du monde. C’est là un point sur lequel ni M. l’abbé Gaume ni nous ne pouvons nous prononcer. Il y aurait bien toutefois de quoi faire réfléchir, si un des pronostics de cette fin suprême des temps devait être la confusion des esprits et des langues.

Rentrons dans la réalité et dans l’application plus directe de ces doctrines à l’enseignement. Que M. l’abbé Gaume croie juste de ne point offrir à de jeunes imaginations la Magicienne de Théocrite, l’ode à Lydie ou l’Art d’aimer d’Ovide, qu’il y ait lieu à un choix sévère dans la littérature grecque ou latine, qui pourrait différer de sentiment avec lui ? Mais d’un autre côté, sans établir d’ailleurs nulle comparaison, placerez-vous indistinctement sous les yeux de la jeunesse tous les récits et toutes les peintures de la Bible elle-même ? Pensez-vous qu’il suffise, pour faire un chrétien, de prendre un peu de latin dans les classiques du moyen-âge, au lieu de le prendre dans Virgile ou dans Tacite ? Et que peut prouver cela ? C’est qu’évidemment au-dessus de ces questions qui semblent placer le problème tout entier de l’éducation dans le choix systématique de tels ou tels livres, il y a l’esprit qui préside à l’enseignement et lui communique sa vertu, il y a la direction, l’action permanente du maître qui doit suivre l’enfant de l’œil, observant et rectifiant ses impressions, développant son esprit, épurant son goût, éclairant son imagination et combinant en lui les connaissances avec le sentiment religieux et moral. C’est là et point ailleurs qu’est le secret de l’éducation publique, et c’est ce qui fait