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véritable histoire de France, celle dont les documens ont le plus de droit à notre intérêt. Il s’est trouvé en effet que ces classes, en apparence reléguées hors de l’histoire, qui n’ont ni chroniqueur ni annaliste, sont précisément celles qui ont le plus contribué à l’œuvre des temps modernes, et dont l’action, lente et cachée, a laissé le plus de résultats. Du programme de Sieyès, la première partie est au moins une erreur historique. À cette question : Qu’est-ce que le tiers-état dans notre histoire? le théoricien peut être tenté de répondre : Rien; l’historien critique est en droit de répondre : Tout, ou presque tout. L’idée de droit, d’ordre, d’administration politique lui appartient en propre. C’est le tiers-état qui, abaissant vers lui ce qui était au-dessus et élevant jusqu’à lui ce qui était au-dessous, a déterminé le niveau de la nation; c’est lui qui a donné, dans ses institutions municipales, le modèle d’un gouvernement libre, régulier, responsable, d’une gestion financière, d’une législation équitable, en contraste avec l’arbitraire, l’anarchie, les ressources frauduleuses, le manque total d’esprit d’administration qui caractérisaient la féodalité.

L’idée d’une collection des monumens de l’histoire du tiers-état appartient à M. Guizot, ministre de l’instruction publique en 1836. L’église a ses collections de conciles, ses archives diocésaines et monastiques, ses recueils hagiographiques. La noblesse occupe presque à elle seule toute la scène de l’histoire; chroniqueurs, annalistes, jongleurs, trouvères n’ont écrit ou chanté que pour elle; ébloui de ses prouesses, le monde n’a eu d’yeux que pour la brillante parade qu’elle a déployée durant dix siècles aux yeux du monde. Mais le vilain, qui pouvait songer à faire son histoire, à lui chercher des titres de noblesse? Elle existe pourtant, cette histoire; ils existent, ces titres cachés de probité, de patience obscure, de vertus héréditaires, et le vilain, devenu noble à son tour, ne pouvait oublier ceux qui, dans l’ombre, contribuèrent à fonder cette tradition d’ordre, de travail, d’économie que l’homme du tiers léguait à son fils, comme le preux sa tradition d’honneur et de bravoure.

L’idée de la collection une fois arrêtée, il restait à en tracer le cadre et à décider quels matériaux devaient y entrer. Le caractère indéterminé des documens sur l’histoire du tiers-état rendait ce choix fort difficile, et il ne fallut rien moins que le profond sentiment historique de M. Augustin Thierry pour tracer des lignes sûres dans cet espace sans limites. Les monumens historiques du tiers-état parurent se ranger naturellement sous quatre chefs, donnant lieu à autant de collections distinctes : 1° documens relatifs à l’état des personnes roturières; 2° documens relatifs à la bourgeoisie considérée dans ses diverses corporations; 3° documens relatifs à l’état des villes, bourgs ou paroisses; 4° documens relatifs au rôle du tiers dans les assemblées d’états-généraux ou provinciaux.

De ces quatre catégories, M. Augustin Thierry a cru devoir ajourner la première et la réserver pour servir de complément aux trois autres : la deuxième et la troisième catégorie sont inséparables, à cause des rapports étroits qui unissaient au moyen-âge la vie municipale et la vie industrielle. Quant aux états-généraux, ils intéressent également la noblesse et le clergé, et, bien qu’ils se rattachent plus spécialement à l’histoire du tiers-état, en ce sens qu’ils sont la racine du régime constitutionnel, lequel est lui-même la dernière