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REVUE DES DEUX MONDES.

expression de l’œuvre du tiers, il serait difficile d’isoler dans les actes de ces assemblées ce qui appartient exclusivement à l’un des trois ordres.

L’histoire municipale et industrielle de la France, tel est l’objet que M. Augustin Thierry a assigné à la collection confiée à ses soins. Le cadre ainsi arrêté, les difficultés n’étaient qu’à demi résolues. L’histoire du tiers-état en effet n’est pas, comme celle de la royauté, une et continue ; comme celle du clergé et de la noblesse, attachée à de grands événemens. Elle est toute locale : sur mille points à la fois, le progrès social s’exprimait par des faits isolés, sans connexion apparente les uns avec les autres. À part trois ou quatre grands événemens, où l’idée d’une action commune et centralisée à Paris se montre comme un pressentiment de l’avenir, tout se passe à la commune. L’histoire du tiers-état, ce serait celle de toutes les municipalités et de toutes les corporations de France. M. Thierry l’a compris : renonçant à l’idée séduisante au premier coup d’œil d’une collection systématique de pièces rassemblées en vue d’un but déterminé sur tous les points du territoire, il s’est attaché à l’histoire complète et suivie de chaque grand centre de vie municipale. La France s’est présentée à lui, sous ce rapport, comme divisée en trois régions : celle du nord, ou des communes jurées ; celle du midi, ou des municipalités consulaires ; celle du milieu, d’un caractère plus indécis et intermédiaire entre les deux autres. Dans la région du nord, Amiens réclamait la première place. Le volume que nous annonçons renferme toutes les pièces de l’histoire municipale d’Amiens jusqu’à la fin du XIVe siècle. Deux autres volumes seront nécessaires pour compléter cette histoire.

Dans une introduction générale, qui est un livre à elle seule, M. Augustin Thierry a essayé d’apprécier le rôle du tiers-état dans le développement de la nationalité française et de retracer les phases diverses de cette lutte qui s’est terminée par un des triomphes les plus absolus dont l’histoire ait gardé le souvenir ; trop absolu sans doute, puisqu’il devait être suivi de réactions si passionnées ! La Revue a déjà publié quelques parties de ce beau travail ; plus tard, quand l’ensemble aura paru, elle devra s’en occuper avec l’attention spéciale que commande cette grande page d’histoire philosophique. Nous ne ferons qu’un vœu : c’est que M. Thierry, en reproduisant sa pensée à une autre date et pour un autre public, ne se croie pas obligé de la modifier. Écrites, conçues du moins avant 1848, ces belles pages ont causé peut-être à leur auteur, se relisant lui-même, plus d’un amer retour. Plus d’une fois il a pu croire l’œuvre de sa vie menacée ou démentie ; mais il y a des temps où il est beau de ne rien apprendre et de ne rien oublier. M. Thierry est de ceux qui n’ont pas de leçons à recevoir des agitations de tous les jours. À celui qui a vu se dérouler tant de fois dans l’histoire le caprice apparent des choses humaines, qu’importe un incident de plus ? pour celui qui possède si éminemment l’expérience du passé, l’expérience du présent doit, ce semble, être peu de chose.

E. RENAN.



V. de Mars.