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autres, je ne vois pas pourquoi il y aurait moins de bigoterie à tenter des conversions contre que pour la religion. J’ai dîné aujourd’hui avec une douzaine de savans, et, quoique tous les domestiques fussent là pour le service, la conversation a été beaucoup moins retenue, même sur l’Ancien Testament, que je ne le souffrirais à ma table, en Angleterre, ne fut-ce en présence que d’un seul laquais. Quant à la littérature, elle est très amusante, lorsqu’on n’a pas autre chose à faire ; mais je trouve que dans la société, c’est une pédanterie fatigante que de la professer en s’y complaisant. Et d’ailleurs, dans ce pays-ci, on est bien sûr que c’est uniquement une mode d’un jour. Leur goût est en cela le pire du monde. Croirait-on que, lorsqu’ils lisent nos autours, Richardson et M. Hume soient leurs favoris ? Le dernier est traité ici avec une parfaite vénération. Son histoire, si falsifiée en beaucoup de points, si partiale en autant d’autres, si inégale dans ses différentes parties, est regardée comme le modèle des livres. »


Ce jugement est tout britannique, sensé, pratique et inconséquent.

On doit être impatient de savoir comment Walpole fit connaissance avec Mme Du Deffand, car enfin il est temps que le roman commence. Il préférait de beaucoup, à Paris, les femmes aux hommes. Il ne cache pas qu’elles le trouvaient aimable. Lady Hervey, une de ses meilleures amies, à qui il écrit beaucoup, lui avait donné une lettre pour Mme Geoffrin, dont il ne tarda pas à reconnaître le bon cœur et le bon esprit. Or Mme Geoffrin n’était pas bien avec Mme Du Deffand ; elle avait pris parti contre elle pour Mlle de Lespinasse et pour d’Alembert lors de leur rupture si connue. Aussi, la première fois que Walpole parle de celle qu’il devait sincèrement aimer, il dit :


« Toute femme ici a un ou deux auteurs plantés dans sa maison, et Dieu sait comme elle les arrose ! Le vieux président Hénault est la pagode chez Mme du Deffand, une vieille et aveugle débauchée d’esprit, chez qui j’ai soupé hier soir (5 octobre 1765). »


Trois mois après, il écrivait à lady Hervey :


« Vous rirez tant qu’il vous plaira avec lord Rolland de ma crainte d’être trouvé charmant. Cependant je ne nierai pas mon effroi, et assurément rien n’est si fort à redouter que d’avoir ses membres sur des béquilles et son intelligence en lisières. Le prince de Conti s’est moqué de moi l’autre jour à ce même sujet. Je me plaignais à la vieille aveugle charmante Mme Du Deffand de ce qu’elle me préférait M. Crawford. « Quoi ! dit le prince, est-ce qu’elle ne vous aime pas ? — Non, monsieur, lui dis-je, je ne lui plais pas plus que si elle m’avait vu. »

Peu après, en la comparant à Mme Geoffrin, qu’il trouve une femme extraordinaire et dont il peint avec un peu moins de bienveillance l’habile esprit de conduite, il ajoute :

« Sa grande ennemie. Mme Du Deffand, qui a été pendant un temps très court la maîtresse du régent, est maintenant fort vieille et tout-à-fait aveugle ;