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mais elle conserve tout, vivacité, esprit, mémoire, jugement, passions, agrément. Elle va à l’Opéra, aux spectacles, aux soupers et à Versailles ; elle donne à souper elle-même deux fois par semaine, se fait lire toutes les nouveautés, compose des chansons et des épigrammes nouvelles, et cela admirablement, et se souvient de tout ce qui s’est passé depuis ces quatre-vingts dernières années. Elle correspond avec Voltaire, dicte pour lui de charmantes lettres, le contredit, n’est dévote à lui ni à personne et se moque à la fois du clergé et des philosophes. Dans la dispute, et elle est sujette à y tomber, elle est très animée, et pourtant presque jamais elle n’a tort. Son jugement sur tous les sujets est aussi juste que possible ; sur toutes les questions de conduite, aussi fautif que possible, car elle est tout amour et toute haine, passionnée pour ses amis jusqu’à l’enthousiasme, encore en peine d’être aimée, non par des amans bien entendu, et ennemie violente, mais ouverte. Comme elle ne peut avoir d’amusement que la conversation, la moindre solitude et le moindre ennui lui est insupportable et la met à la discrétion de quelques êtres indignes qui mangent ses soupers, lorsqu’il n’y a personne d’un plus haut rang, qui devant elle se font des clignemens d’yeux et se moquent d’elle, gens qui la haïssent, parce qu’elle a dix fois plus d’esprit qu’eux, mais qui n’osent la haïr que parce qu’elle n’est pas riche. »


Voilà un portrait qui suppose tout au moins une bienveillance intelligente et qui se concilie avec un commencement d’amitié. Walpole l’écrivait trois mois avant de la quitter, et, dans ces trois mois, il faut croire qu’il apprécia de plus en plus cet esprit qui allait au sien, dont les idées pouvaient aisément se marier à ses idées, et surtout que. touché d’une compassion généreuse pour une pauvre femme livrée par ses infirmités à la merci de quelques amitiés parasites, il répondit par les soins d’un attachement désintéressé, par les conseils d’une raison indépendante, par le charme d’un entretien d’un tour nouveau, aux effusions spirituelles d’une ame qu’enchantaient à la fois le plaisir d’un succès inattendu et la douceur d’aimer encore. Lui-même, en la quittant, il se sentait les devoirs et les besoins de l’amitié ; il lui écrivait le premier et avant même d’être à Londres, sans négliger de lui recommander la discrétion, car il craignait jusqu’au ridicule d’être aimé. On s’en doute en lisant ce qu’elle lui répond :


« Je commence par vous assurer de ma prudence ; je ne soupçonne aucun motif désobligeant à la recommandation que vous m’en faites ; personne ne sera au fait de notre correspondance, et je suivrai exactement tout ce que vous me prescrirez… Vous êtes le meilleur des hommes et plein de si bonnes intentions qu’aucune de vos actions, qu’aucune de vos paroles ne peuvent jamais m’être suspectes. Si vous m’aviez fait plus tôt l’aveu de ce que vous pensez pour moi, j’aurais été plus calme et par conséquent plus réservée. Le désir d’obtenir et de pénétrer si l’on obtient donne une activité qui rend imprudente. Voilà mon histoire avec vous : joignez à cela que mon âge et que la confiance que j’ai de ne pas passer pour folle doit donner naturellement la sécurité d’être à l’abri du ridicule. Tout est dit sur cet article. Je veux être à