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Quand l’ouvrage parut, le bruit en vint jusqu’à Voltaire, qui aimait l’Angleterre et ne haïssait pas les paradoxes historiques. Il écrivit à l’auteur pour le lui demander, demande qui flatta et embarrassa Walpole. Il avait peu de goût pour Voltaire malgré sa prédilection pour les esprits élégans, et il abhorrait la domination littéraire. Il répondit pourtant d’assez bonne grâce ; mais, tout en lui adressant et en lui recommandant avec modestie ses Doutes historiques, il se crut obligé, par franchise ou fierté britannique, de lui confesser que, dans un autre ouvrage, il avait pris la liberté de défendre Shakspeare contre les critiques du plus bel esprit du siècle. En effet, dans la préface de la seconde édition du Château d’Otrante, il avait soutenu que l’union du sublime et du naïf ajoutait au pathétique dans les ouvrages d’imagination, osant ainsi combattre quelques idées hasardées avec légèreté dans le célèbre commentaire sur Corneille. Mme Du Deffand, à qui il communiqua sa lettre après l’avoir envoyée, s’effraya et prévit quelque orage du côté de Ferney. Elle trouvait imprudente l’offre faite à Voltaire de lui adresser cette dangereuse préface. Elle connaissait l’homme et le croyait incapable de pardonner un écrit où se lisait tout simplement cette phrase : « Voltaire est un génie, mais non de la grandeur de Shakspeare. » Walpole fut inflexible. Quoiqu’il aimât fort Marivaux et Crébillon fils, il sentait profondément Shakspeare. Médiocrement touché de la tragédie française, il la jugeait avec sévérité, mais avec goût. « Ce sont nos auteurs tragiques que j’aime, c’est- à-dire Shakspeare, qui est mille auteurs. » Ces mots sont d’une lettre en français à Mme Du Deffand, et il lui dit ailleurs : « Moi, je me ferais brûler pour la primauté de Shakspeare ; c’est le plus beau génie qu’ait jamais enfanté la nature. » Avec cette ardeur pour le martyre, il devait braver l’intolérance que Voltaire portait dans le culte de son propre génie ; mais les terreurs de Mme Du Deffand ne furent pas justifiées. Voltaire répondit avec politesse par une petite dissertation littéraire où il reproduit ses critiques accoutumées, et, trop heureux d’en être quitte à si bon marché, Walpole, au lieu de s’entêter, termina l’affaire en écrivant, dans une lettre pleine de complimens, qu’on doit excuser Shakspeare de ses fautes, parce qu’il n’existait pas de son temps un Voltaire pour lui apprendre à les éviter.

Il n’avait pas été aussi heureux avec Rousseau, avec lequel aussi il s’était fait une affaire. Dans son voyage à Paris, un soir, à souper chez Mme Geoffrin, il amusa la compagnie par quelques traits contre les singularités affectées de l’auteur d’Émile, alors intimement lié avec Hume, et il imagina de composer une lettre, au nom du roi de Prusse, pour engager Jean-Jacques à venir dans son royaume. La plaisanterie est assez froide. On ne peut guère en citer qu’une bonne phrase : « Si vous persistez à vous creuser l’esprit pour trouver de nouveaux malheurs.