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Oh ! ici, loin des hommes, dans ces profondes forêts, sous ces noirs ombrages, unis par l’amour, nous goûterions d’indicibles voluptés ; l’incertitude de notre existence les rendrait plus vives. La mort est l’aiguillon qui fait sentir la vie. Ton ame est forte, Hilda, tu ne craindrais pas un bonheur plein de périls ; tu saurais mourir avec joie dans les bras de ton amant.

Hilda était saisie d’un grand trouble et d’une profonde tristesse. Cette passion violente allait remuer au fond de son cœur celle qu’à son insu elle éprouvait pour Lucius, et en même temps elle souffrait amèrement de la différence de leurs sentimens et de leur amour. Elle eût voulu lui révéler avec le christianisme l’amour que le christianisme inspire et sanctifie ; mais la chaste jeune fille ne trouvait point de paroles pour répondre au discours qui la faisait rougir. Elle se contenta de dire à Lucius avec émotion et gravité : — Je suis venue ici pour chercher le chef des Francs ; je voulais adoucir ton sort et celui des tiens : adieu, j’ai hâte de l’aller trouver ; tu me contrains à te servir en l’évitant.

Lucius, humilié par ces fières paroles d’Hilda, lui dit avec amertume : — Ne t’occupe pas de ma destinée ; va, laisse-moi mourir ; tu es une froide Germaine, une austère chrétienne ; tu ne sais pas aimer.

Hilda, qui allait s’éloigner, se retourna vers Lucius. — Ah ! pauvre Lucius, dit-elle avec vivacité, tu ne connais ni les Germains ni les enfans du Christ. J’ai été élevée dans ces bois où nous sommes ; j’ai entendu raconter à ma mère tout ce que mon vaillant père avait fait pour l’obtenir ; j’ai vu ma sœur aînée attendre son fiancé absent pour une expédition périlleuse ; j’ai surpris les battemens de son cœur, que sa fermeté comprimait. Chez les Germains, le jeune guerrier et la jeune fille se choisissent librement et ne se quittent plus ; ils partagent les mêmes fatigues, les mêmes dangers ; on a vu même l’épouse suivre l’époux dans les combats et dans la mort. Parmi vous, je le sais par les discours des esclaves, les jeunes filles achètent à grands frais un époux qui les relègue dans les gynécées et les y délaisse pour des danseuses ou des joueuses de flûte ; le mariage peut se briser par un caprice. Les Barbares sont plus près que vous de la sainteté du mariage chrétien, et les chrétiens, Lucius, leur loi est tout amour.

— Oui, la charité universelle ! dit Lucius avec mépris ; il est précieux sans doute d’être l’objet d’un sentiment qui embrasse le genre humain tout entier !

— Lucius, reprit Hilda, le Christ ne défend point que nous portions à quelqu’un de nos frères une affection plus tendre. Oh ! si tu avais vu ma mère Priscilla saintement embrasser son époux expirant, tu ne douterais pas qu’une chrétienne pût aimer. Une chrétienne, Lucius, peut avoir horreur du péché, et cependant avoir mis tout son cœur dans la pensée de sauver une ame choisie entre mille ; elle peut