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bureau, peut être plus tyrannique, s’il lui en prend envie, qu’un magistrat ou que le président lui-même. M. Arthur Cunynghame eut plusieurs fois l’occasion de s’en apercevoir; un jour surtout, à une des stations de chemin de fer, l’employé chargé de recevoir le prix du voyage, après avoir examiné les deux bank notes que lui présentait M. Cunynghame, les retourne et s’écrie : « Vous êtes un rusé compère, en vérité un rusé compère. — Je répondis que je ne doutais pas qu’il ne possédât, lui aussi, la finesse habituelle à ses compatriotes. — Il répéta encore sa première expression, et ajouta : On ne m’y prendra pas, c’est un faux billet. — Faux ou non, répondis-je, je l’ai reçu du dernier de vos collègues à qui j’ai eu affaire... Quelques-uns des conducteurs des rail ways, placés, s’imaginent-ils, dans une position supérieure, prennent les manières de petits despotes. Il serait impossible de faire comprendre à un Européen bien élevé le ton de dédaigneuse insolence avec laquelle ils traitent les passagers; il est rare qu’ils daignent répondre à vos questions. » Cette grossièreté, propre aux Américains des classes populaires, qui croiraient déroger s’ils s’exprimaient avec politesse, provient simplement de la crainte qu’ils ont de se donner des maîtres, de sorte que, de peur d’être tyrannisés, ils préfèrent tyranniser autrui. La plus légère réprimande, le conseil le plus doux, la domination la plus naturelle, prennent une importance singulière, et les Américains croient sans cesse y voir un commencement et un désir de despotisme. Cette crainte, qui éveille à chaque instant les susceptibilités démocratiques, redouble la grossièreté et la brutalité des mœurs, et empêche des relations plus douces de se former. La soupçonneuse égalité produit parfois entre les supérieurs et les subalternes, les maîtres et les domestiques, les relations les plus singulières.

Il est difficile d’obtenir des domestiques les marques habituelles et extérieures de respect que nous exigeons d’eux en Europe : la logique démocratique réduit souvent au silence le maître assez audacieux pour exiger respect et politesse. « Un gentleman de Boston, rapporte M. Johnston, me raconta qu’ayant engagé un valet de ferme, il le trouva parfait sur tous les points, hormis un seul : c’est que, toutes les fois qu’il entrait dans sa chambre, il gardait invariablement son chapeau sur la tête. — Jean, lui dit-il un jour, vous gardez toujours votre chapeau lorsque vous entrez dans ma chambre. — Eh bien! monsieur, est-ce que je n’ai pas le droit de le garder? — Oui, certainement. — Eh bien! si j’en ai le droit, pourquoi ne le garderais je pas? — Il était assez difficile de répondre. Aussi, après un moment de silence, le maître reprit finement : — Eh bien! Jean, combien voulez-vous d’augmentation à vos gages pour ôter votre chapeau lorsque vous entrerez chez moi? — Mais, monsieur, cela mérite considération. — Eh bien! prenez la chose en considération et donnez-moi une réponse demain matin.