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les oiseaux, lorsque leurs petits sont devenus grands. Ni les pères ni les enfans ne se plaignent. La destinée de chacun semble être de courir les aventures, et au fond nul peuple n’a autant en lui de ce qui compose l’aventurier: peu d’attachement aux hommes et aux choses, la haine de l’état stable, l’amour du hasard, de la chance, la pensée que des relations trop intimes, des relations douces et modestes sont nuisibles à la vigueur et au succès de l’homme. Les Américains cherchent le succès en effet et non pas le bonheur, ou, pour mieux dire, ils mettent le bonheur dans le succès.

Dans le spectacle que nous présentent en ce moment les États-Unis, qu’avons-nous vu? Un état, une société, une religion, des mœurs, une manière de vivre nettement déterminés? Rien de tout cela : des accidens, des phénomènes, des tendances. L’Amérique est le pays des faits, des phénomènes par excellence, et c’est là ce qui rend l’étude de ce pays si intéressante pour le philosophe et le politique. Là, oubliant toutes les théories, on voit les faits se grouper, s’arranger, prendre forme et couleur, s’harmoniser du mieux qu’ils peuvent, se solidifier en quelque sorte et donner naissance à d’autres faits; on voit comment les choses de ce monde ne se gouvernent point par logique abstraite, mais par affinités naturelles, attractions et répulsions; on voit qu’elles ne marchent pas en ligne droite et par succession, mais qu’elles se forment par superposition, amalgame, fermentation et génération. On assiste à un spectacle moral analogue au spectacle physique qu’a présenté la lente formation des îles de l’Océan Pacifique par l’union, l’assemblage et l’amoncèlement successifs des madrépores et des autres insectes pierreux de l’océan. C’est là ce qu’il faut chercher aux États-Unis, c’est là ce qu’il faut étudier, au lieu d’aller y chercher des constitutions. Il n’y a pas de société aux États-Unis, mais des commencemens de société; il n’y a pas de gouvernement, mais des qualités politiques innées et instinctives; il n’y a pas de religion bien établie, mais de grands souvenirs religieux et des instincts bibliques; il n’y a pas de manière de vivre, mais des essais et des tentatives de mœurs et de vie sociale. Voilà l’Amérique : encore une fois, elle est le pays des phénomènes, un chaos qui se débrouille lentement, et qui en a pour plusieurs siècles avant d’avoir trié ses élémens sans nombre, mais qui, tel qu’il est, plein de lave ardente, de matières fécondantes et de gaz enflammés, n’en est pas moins puissant et dangereux pour les autres nations de la terre. Que l’Europe y prenne garde, si elle ne veut pas être tombée dans la barbarie, avant même qu’il se soit écoulé le temps nécessaire pour que l’Amérique soit civilisée!


EMILE MONTEGUT.