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artiste éminent, c’était aussi un excellent ouvrier. S’agissait-il de percer un trou, de couper un tenon, il n’appelait personne à son aide et faisait lui-même ce que tant d’autres font faire. cette manière de procéder lui assurait une grande supériorité, car elle lui permettait de modifier sa première pensée et de recommencer avec le ciseau ce qu’il avait fait avec l’ébauchoir.

Un des traits caractéristiques de Pradier était la prétention d’avoir sondé la mythologie grecque et de l’expliquer d’une manière nouvelle. Je me souviens de l’avoir entendu exposer ses projets à cet égard. Il venait achever un groupe de Nessus et Déjanire, et relisait un passage des Métamorphoses. Il nous dit, en fermant le livre : « Je composerai d’après Ovide une suite de dessins, et je donnerai en même temps le sens symbolique de toutes les Métamorphoses ; c’est un travail qui n’a jamais été fait, et je suis peut-être le seul qui peut le bien faire ; les littérateurs n’y entendent rien. » Et il le croyait comme il le disait. Il se figurait que la mythologie grecque n’avait jamais été commentée d’une manière sérieuse. Les travaux de Creuzer étaient pour lui comme non avenus. Les prétentions philosophiques de Pradier étaient d’autant plus singulières, qu’il n’avait jamais eu le goût de la réflexion. Il avait lu les poètes, mais seulement pour la pratique de son art ; la nature de son esprit ne le portait pas vers l’analyse des symboles. Tout ce qui ne s’adressait pas directement aux yeux n’avait pas pour lui grande importance. Aussi, quand il voulait tenter l’explication de la mythologie, il arrivait souvent aux conclusions les plus étranges, et personne ne songeait à s’en étonner. Ses amis lui pardonnaient ce travers inoffensif.

Il y avait dans son caractère une mobilité que les années ne pouvaient effacer. À cinquante ans, il avait encore toutes les habitudes de la jeunesse. Rien n’était changé dans son langage. Ne pas s’apercevoir de la fuite du temps est sans doute un précieux privilège. À ne considérer que le bien-être et le contentement, il est certain que l’insouciance est digne d’envie ; mais il est bien rare que l’homme habitué à ne pas tenir compte des années tire de son esprit tout ce qu’il pourrait en tirer : en s’obstinant à demeurer jeune, il arrive presque toujours à placer trop près de lui le but de son ambition ; il ne comprend pas la nécessité d’agrandir sa tâche à mesure que les années s’accumulent. Pradier, je dois le dire, n’avait pas su éviter le danger que je signale : dans la pratique matérielle de son art, il n’avait plus rien à souhaiter. Eût-il vécu aussi long-temps que Titien, il n’aurait pas poussé plus loin la souplesse de l’exécution ; mais, dans la partie intellectuelle de la statuaire, il n’avait fait aucun progrès. En revenant de Rome, à l’âge de vingt-huit ans, il avait sur le rôle de la pensée dans les arts du dessin les idées qu’il a gardées toute sa vie. Le spectacle de Rome