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le caractériser n’est pas absolument dépourvue de justesse. Cependant il ne faudrait pas croire que cette qualification soit à l’abri de tout reproche. Oui, sans doute, Pradier était païen par la nature habituelle de ses travaux; mais il ne comprenait des croyances païennes que le côté voluptueux. Son ébauchoir modelait Vénus plus volontiers que Minerve, Diane ou Junon. Or, quelle que fût la prédilection de l’antiquité pour la beauté du corps, il y avait même parmi les païens des hommes qui rêvaient quelque chose de supérieur au plaisir des yeux; l’apothéose des passions n’était pas toute la mythologie. Pradier n’a vu dans les traditions religieuses de la Grèce qu’un hymne au bonheur des sens. C’est pourquoi, lors même que je l’accepterais comme le dernier des païens, je ne trouverais en lui qu’une expression très incomplète des traditions païennes. Si le paganisme, en effet, se montre frivole et sensuel dans les poésies connues sous le nom d’Anacréon, il est austère dans Pindare; chez Homère, les habitans de l’Olympe ne manquent pas de majesté. Pour se dire, pour être vraiment le dernier des païens, il faudrait accepter la partie sérieuse aussi bien que la partie puérile des croyances grecques. La Minerve d’Athènes et le Jupiter olympien n’étaient pas inspirés par une pensée frivole. Si l’artiste chargé d’offrir aux yeux l’image de ces divinités eût compris la foi païenne comme la comprenait Pradier, il ne fût jamais venu à bout de cette double tâche.

Si Pradier n’a pas été païen dans l’acception la y, lus sérieuse du mot, il a rendu à la sculpture un incontestable service : il l’a popularisée. Ce n’est plus maintenant un art réservé au petit nombre; grâce à Pradier, la foule aime aujourd’hui la sculpture. Si elle n’en comprend pas encore tous les secrets, elle est du moins disposée à se laisser initier; c’est un grand pas de fait. La foule, une fois éprise des statues de Pradier, ne s’arrêtera pas là. Peu à peu, je l’espère, son éducation esthétique se complétera. Elle ne tardera pas à sentir que le plaisir des yeux n’est pas le seul que le marbre puisse nous donner. Devenue plus savante, il n’est pas impossible qu’elle détourne ses regards des œuvres de Pradier pour les porter plus haut. Quoi qu’il arrive, nous devrons au sculpteur genevois la popularité de son art parmi nous. Désormais il ne sera plus permis d’en parler comme d’un arcane. La sculpture occupera le public comme la peinture et la poésie. C’est un service éclatant dont le souvenir mérite d’être conservé. Je reviens aux figures païennes de Pradier, à la plus belle partie de ses travaux; comme elles sont très nombreuses, je ne m’attacherai qu’aux plus importantes.

Il y a vingt et un ans, Pradier exposait son groupe des Trois Grâces, placé aujourd’hui à Versailles, et ce groupe, dont plusieurs parties se recommandent par une rare élégance, marquait une première déviation de la ligne tracée par l’art antique. Ce n’est pas, à Dieu ne plaise,