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sans importance. Ingénieux, élégant, lorsqu’il touche aux sujets païens, sans valeur lorsqu’il touche aux sujets chrétiens, au-dessous de lui-même lorsqu’il aborde la sculpture monumentale, il comptera pourtant parmi les artistes éminens de notre pays, car plusieurs de ses ouvrages rivalisent de pureté avec les plus beaux débris de la Grèce, et c’est là un privilège dont nous devons lui tenir compte. Pour prétendre au premier rang, il lui manquait un don précieux, un don que rien ne peut remplacer, l’invention. Toutefois l’exécution arrivée à de certaines limites excite en nous une admiration si vive, que nous devenons volontiers indulgens pour l’œuvre même qui ne se recommande pas par la nouveauté. On ne peut pas dire que Pradier ait mis au monde une idée qui lui appartienne, on ne peut pas dire qu’il ait mis son ciseau au service d’une volonté personnelle. Depuis le pavillon de l’Horloge au Luxembourg jusqu’à l’imposte du grand arc de l’Étoile, il n’a jamais rien inventé dans le sens le plus élevé du mot; mais il a poussé si loin l’exécution, qu’il mérite d’être cité après Jean Goujon et Puget. Je ne voudrais le comparer ni à l’auteur de la Diane ' ni à l’auteur du Milon, car Jean Goujon et Puget ont exprimé des pensées personnelles; mais Pradier, pour l’exécution, peut lutter avec ces deux artistes éminens, et, parmi les hommes de notre temps, j’en sais bien peu qui méritent un pareil éloge. Je ne crains pas que mes conclusions paraissent trop sévères. Le talent de Pradier est un des plus charmans que j’aie connus, et je me plais à le louer dans la limite de mes convictions. Il possédait souverainement la partie matérielle de son art; quant à la partie intellectuelle, je crois et je dois dire qu’il l’a toujours négligée. Il estimait la forme et dédaignait la pensée; or, c’est par la pensée que l’homme arrive à marquer sa place dans l’histoire, c’est par la pensée qu’il se sépare nettement de ceux qui l’ont précédé. Pradier, en réduisant son art au maniement du ciseau, en négligeant l’expression des passions, a fait fausse route; il n’a pas conquis le rang auquel il pouvait prétendre, auquel du moins j’aurais voulu le voir prétendre. Peut-être son intelligence n’était-elle pas capable de méditations profondes, peut-être l’enfantement d’une idée nouvelle était-il au-dessus de ses forces : je n’ai pas la prétention de résoudre ces questions délicates. Je me contente de résumer mon opinion sur l’ensemble des œuvres de Pradier. Par la pensée, il s’absorbe dans la Grèce, car il n’a rien inventé; par l’exécution, il se rapproche de ses maîtres, et serait admis dans leurs rangs glorieux, s’il n’eût méconnu le caractère dominant de son art : la chasteté.


GUSTAVE PLANCHE.