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d’exiger du divan une exception de faveur au principe général qui protège l’entrée du Bosphore. L’offre d’amener le Charlemagne à Constantinople comme un objet d’étude, acceptée d’abord avec empressement par le ministère turc, avait été ensuite repoussée par lui sur les représentations des ministres d’Angleterre et de Russie. La France a répondu sur-le-champ que si le Charlemagne n’était pas admis, elle considérerait ce refus comme un manque d’égards et agirait en conséquence. Le sultan a tout accordé, regrettant peut-être de s’être engagé imprudemment dans une affaire qui lui cause quelques désagrémens auprès de son voisin de Russie et de ses alliés d’Angleterre. Le regret de la Turquie n’est pas cependant aussi vif qu’on pourrait le penser au premier abord : l’échec, en effet, est moins pour elle que pour les deux cabinets qui lui avaient conseillé la résistance. La Turquie ne se sent pas toujours assez de force et d’énergie pour prendre sur elle les résolutions qui sont de nature à froisser certaines puissances. Il ne lui déplaît qu’à moitié, en ces occasions, de se voir la main forcée. Combien de fois, depuis quelques années, soit dans la question des lieux saints, soit dans celle des principautés du Danube, le gouvernement turc n’eût-il pas désiré d’avoir, vis-à-vis de la Russie, un argument pareil à celui que la France fournit aujourd’hui au divan, et de pouvoir dire : On me fait violence ! Tel est le véritable aspect sous lequel cet incident doit être envisagé, et nous parierions que le prince Callimaki en est moins affligé que M. de Kisselef. Quant à l’Angleterre, elle doit se rappeler ce qui arriva au vice-amiral Parker lors de l’affaire des réfugiés hongrois. La flotte anglaise, poussée par un gros temps qui n’était point irrésistible, ne se fît aucun scrupule de s’avancer au-delà de la limite où la protection du traité commence sur les eaux des Dardanelles. L’opinion ne s’en alarma ni en France ni en Turquie, parce que l’on vit dans cet acte non une atteinte à l’esprit des traités, mais une réponse hardie au défi que la Russie portait alors à la Turquie et à l’Europe. L’Angleterre n’a donc aucun droit de se scandaliser de l’entrée pacifique du Charlemagne dans le Bosphore.

Les États-Unis viennent de faire une perte irréparable; l’illustre Henri Clay a rendu à Dieu son ame patriotique le 29 juin dernier. Sa mort est un véritable événement; elle sonne une heure et marque une époque. Il était le dernier représentant de l’Amérique du XVIIIe siècle, le dernier de cette race de grands citoyens, républicains avant d’être démocrates, qui n’aimaient pas seulement la liberté, mais qui la comprenaient, pour ainsi dire, comme Newton comprenait le système du monde, qui en savaient toutes les vertus, tous les dangers, qui en connaissaient les limites précises. Avec lui s’éteint la lignée de Washington, de Franklin, d’Adams et de Jefferson lui-même. Une autre génération entre à son tour sur la scène du monde, génération sans sagesse et sans règle, ardente, ambitieuse, obéissante à ses instincts, batailleuse. Des aventuriers, des soldats barbares et illettrés, des audacieux ayant leur audace pour toute science politique, vont prendre et ont déjà pris le gouvernement de la société. Né en 1777 d’un père exerçant les fonctions de clergyman, élevé avec économie, placé par son beau-père, le second mari de sa mère, auprès de la cour de la chancellerie de Richmond, Henri Clay commença à prendre part aux affaires publiques sous l’administration d’Adams, et soutint chaudement la candidature de Jefferson à la présidence. Deux fois membre du sénat des États-Unis et deux fois membre de la législature du