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équipé en toute hâte ce que la flotte avait de navires en état de prendre la mer, on avait jeté à bord le nombre d’officiers et de matelots strictement nécessaire pour les manœuvres, et puis on les avait chargés de troupes et de matériel. À l’exception des vaisseaux amiraux, c’était une escadre de transport, et non une escadre de guerre.

En 1831, l’amiral Roussin réunit six vaisseaux sous ses ordres, et exécuta avec bonheur une audacieuse résolution, en forçant les passes du Tage et amenant à merci le gouvernement de dom Miguel ; mais l’escadre du Tage, forte surtout du mérite de ses chefs et de ses officiers, fut dissoute aussitôt après ce fait d’armes accompli, et l’unique trace qu’elle laissa fut une page glorieuse ajoutée à notre histoire.

Depuis cette époque jusqu’en 1839, on vit quelquefois, suivant les besoins de la politique, un petit nombre de vaisseaux rassemblés soit dans les mers du Levant, soit à Lisbonne, soit aux Antilles, lors de notre différend avec les États-Unis à propos de l’indemnité des 25 millions ; mais ces forces dispersées aussitôt que réunies, sans lien entre elles, sans cohésion et sans ensemble, ces vaisseaux désarmés presque aussitôt qu’armés, ces équipages licenciés avant d’avoir pu se connaître et acquérir cette valeur que donne seul un long et commun apprentissage, tous ces élémens, quelque bons qu’ils fussent par eux-mêmes, ne formèrent jamais ce qu’on appelle une escadre. Chacun des officiers-généraux sous les ordres de qui étaient placés ces rassemblemens provisoires de navires se reportait par la mémoire au temps où, jeune officier, il servait dans les escadres de l’empire, et, joignant le secours de ses livres à celui de ses souvenirs, il suppléait de son mieux au manque de traditions ; car les traditions sont le fruit de l’expérience, c’est la science pratique, celle qui ne s’apprend ni sur les bancs ni dans les livres, celle que nulle autre ne peut remplacer. Ce sont les traditions qui font la force et la vie de la marine anglaise : dans ce pays si fidèle au culte du passé, elles ont été depuis plus d’un

siècle comme un héritage que les générations se sont légué les unes 

aux autres, comme un dépôt que chacune a religieusement conservé pour le transmettre à celle qui l’a suivie. Sans doute la situation insulaire de la Grande-Bretagne, le génie essentiellement commerçant et maritime de la nation, les souvenirs glorieux dont son histoire navale est remplie, entrent pour la plus grande part dans la supériorité de sa marine ; mais, aux yeux de l’observateur attentif, les traditions sont aussi pour beaucoup dans cette supériorité.

La marine française ne réunit pas tous ces avantages. La nature nous a faits, avant tout, soldats, et nous ne sommes marins qu’artificiellement, par nécessité et par force de volonté. S’il nous a été donné, en d’autre temps, d’obtenir de brillans succès sur mer, ces temps sont bien éloignés de nous. Les révolutions de notre siècle ont cruellement