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rempli d’officiers anglais et de drogmans vendus à la Russie, dont il fallait avoir une extrême défiance. On remonta sur le pont, et l’amiral se rendit immédiatement à bord du vaisseau turc.

C’était un magnifique navire à deux ponts ; les honneurs y furent rendus à l’européenne par une garde en habits rouges et une musique à déchirer les oreilles. Le capitan-pacha reçut l’amiral Lalande sur le pont, au milieu d’un immense état-major ; puis il le fit entrer dans sa chambre, où il y eut sorbets et lieux-communs de conversation. Une scène muette des plus piquantes se passait à côté et comme en dessous de cette causerie officielle. Dans l’état-major du pacha figuraient quelques officiers anglais qui avaient adopté la longue barbe et le costume turc, mais qui n’étaient pas pour cela difficiles à reconnaître. Nous lisions sur leur visage une expression moqueuse, et leur regard semblait nous dire : « La voilà enfin dehors, cette flotte que vous vouliez retenir dans le Bosphore. Encore quelques jours, elle aura rencontré la flotte égyptienne, et Méhémet-Ali n’aura plus de vaisseaux. » Nous nous gardions bien, quoique nous en eussions le droit, de leur rendre leur moquerie ; le plus léger sourire n’effleurait pas nos lèvres. C’était assez pour nous de nous dire tout bas que leur joie maligne ne serait pas de longue durée, et que, dans quelques jours, les flottes turque et égyptienne seraient réunies sous le même drapeau, auxiliaire puissant pour la marine française, si, comme tout semblait l’annoncer, les cartes venaient à se brouiller en Europe.

La conversation des amiraux terminée, on retourna sur le pont, et là nous eûmes un spectacle que je ne puis me refuser le plaisir de décrire. La pointe que nos deux vaisseaux avaient faite au milieu de l’escadre turque pour approcher de l’amiral l’avait mise dans une confusion d’où il lui était impossible de sortir. Les navires ne cessaient de manœuvrer pour s’éviter les uns les autres, et rien de plus curieux que la manière dont s’exécutaient leurs manœuvres. Deux ou trois vieux officiers, accroupis à l’arrière et fumant leur pipe, tenaient conseil entre eux, puis envoyaient des messagers porter leurs ordres, laissant ensuite aller les choses comme elles pouvaient. Il faut remercier Dieu que, dans une pareille cohue de navires et avec le commandement ainsi exercé dans un moment assez critique, il n’y ait point eu d’abordage, ni aucun malheur à déplorer. Un moment nous crûmes qu’une scène terrible allait se passer. Dans les batteries du vaisseau-amiral, nous voyions des gargousses empilées auprès des canons et tout près des matelots assis sur les sabords, leur pipe à la bouche, et menaçant le navire des épouvantables dangers du feu. Nous en fûmes quittes pour la peur.

On se sépara. L’amiral Lalande retourna à son bord, et la flotte turque, se couvrant de voiles, fit route au sud sans autre ordre que