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des ruines de Troie. À peu de distance du tombeau de Patrocle, sur une plage de sable qui était à une portée de canon de nos vaisseaux, là où le Scamandre verse dans la mer ses eaux bourbeuses, le fournisseur de l’escadre avait fait bâtir quelques huttes pour y établir nos bouchers, et autour de ces huttes étaient venus se grouper quelques petits marchands grecs, de manière à former une espèce de village. Nos matelots, peu sensibles aux souvenirs de ce sol poétique, avaient affecté d’en rire dans le nom même qu’ils avaient donné à notre village improvisé. Comme il était impossible de faire quatre pas sans rencontrer les carcasses fétides des bœufs abattus pour la nourriture de l’escadre, ils appelaient cet endroit Charognopolis, et c’était là le rendez-vous des officiers des différens vaisseaux à la fin de chaque journée. C’était là que les nouveaux venus dans l’escadre, ceux qui avaient rallié les derniers le pavillon de l’amiral, venaient chercher des nouvelles et prendre le ton, expression familière dont on se servait pour désigner cet excellent esprit dont étaient pénétrés les anciens de la croisière du cap Baba et qu’ils communiquaient à leurs camarades.

Je me hâte de le dire, il s’était fait et il avait dû se faire dans cet esprit un certain changement. Nous n’en étions plus à ce premier moment où, faibles par le nombre et surpris par de graves événemens sur une mer que sillonnaient de puissantes escadres, nous ne pouvions trouver de force que dans l’enthousiasme. Ç’avait été le devoir du chef d’exalter chez nous ce sentiment passionné, mais aveugle, alors que l’audace seule pouvait suppléer au nombre, et l’amiral Lalande y avait réussi d’une manière qui passe toute croyance. Cependant par elle-même l’exaltation dure peu : il faut recourir à des moyens factices pour la soutenir, et ces moyens n’étaient plus faits pour nous ; ils eussent pris une ridicule couleur de charlatanisme depuis que nous étions forts et que nous avions la conscience de l’être. Cette force n’était pas seulement celle du nombre : chacun de nous n’avait qu’à interroger sa propre expérience et à se tâter en quelque sorte lui-même pour sentir tout ce qu’il avait gagné en instruction pratique, en sûreté de jugement, en coup d’œil, et conclure de là à la valeur de l’escadre entière. Si donc les ardeurs passagères de l’enthousiasme s’étaient refroidies, elles avaient été remplacées par le sentiment énergique et réfléchi du devoir, par cette calme résolution, cette froide audace dont je parlais en commençant, et qui est devenue comme le fonds même de l’esprit de notre escadre et la première de ses traditions. Et que l’on ne croie pas que ce soit aux officiers seuls que je veuille rendre ici ce témoignage : rien ne serait plus injuste ; cet esprit s’étendait à tout le monde, du chef jusqu’au dernier matelot : rare et inappréciable avantage que Ton retire toujours de la réunion prolongée des masses nombreuses, d’hommes sous l’empire de la discipline militaire. Le culte du devoir,