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prévoyance, qui tient à tant d’autres arts, qui très évidemment n’est praticable que dans une société au moins commencée[1] ?… » Ainsi, même pour inventer et pratiquer les arts les plus simples, il faut que la société soit au moins commencée ; mais, pour commencer la société, il faut que les hommes aient entre eux le moyen de s’entendre et de se communiquer leurs pensées, il faut un langage. Or comment inventer le langage ? Dire qu’on a commencé à parler par gestes, puis qu’on a substitué un beau jour aux gestes les articulations de la voix, c’est ne rien dire, car « cette substitution est difficile à concevoir en elle-même, puisque cet accord unanime a dû être motivé, et que la parole paraît avoir été fort nécessaire pour établir l’usage de la parole. » Ainsi l’homme n’a pas pu créer les arts les plus simples avant de créer la société ; il n’a pas pu créer la société avant de créer le langage ; il n’a pas pu créer le langage avant d’avoir déjà un langage à sa disposition, et Rousseau conclut par cette réflexion significative : « Quant à moi, effrayé des difficultés qui se multiplient, et convaincu de l’impossibilité presque démontrée que les langues aient pu naître et s’établir par des moyens purement humains, je laisse à qui voudra l’entreprendre la discussion de ce difficile problème, lequel a été le plus nécessaire de la société déjà liée à l’institution des langues, ou des langues déjà inventées à l’établissement de la société ? »

Nous touchons en ce moment à deux conclusions fort différentes, la conclusion de Rousseau ou plutôt celle de son paradoxe, conclusion pleine d’embarras et de contradictions à peine déguisées, et, à côté de celle-là, la conclusion naturelle et vraie des principes que Rousseau, a posés, la conclusion qu’il est impossible que Rousseau n’ait pas vue, tant il s’en approche. Voyons d’abord la conclusion de Rousseau. « Vivant dans les forêts, sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre et sans liaison, sans nul besoin de ses semblables comme sans nul désir de leur nuire, peut-être même sans jamais en reconnaître aucun individuellement, l’homme sauvage, sujet à peu de passions et se suffisant à lui-même, n’avait que les sentimens et les lumières propres à cet état ; il ne sentait que ses vrais besoins, ne regardait que ce qu’il croyait avoir intérêt de voir, et son intelligence ne faisait pas plus de progrès que sa vanité. Si par hasard il faisait quelque découverte, il pouvait d’autant moins la communiquer qu’il ne reconnaissait pas même ses enfans… Si je me suis étendu sur la supposition de cette condition primitive, c’est qu’ayant des anciennes erreurs et des préjugés invétérés à détruire, j’ai cru devoir creuser jusqu’à la racine et montrer dans le tableau du véritable état de nature combien l’inégalité, même naturelle, est loin d’avoir dans cet état autant de réalité et

  1. Tome VII, p. 76.