Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 15.djvu/496

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’influence que le prétendent nos écrivains. » Voilà donc, selon Rousseau, les conditions de l’égalité primitive ; point de domicile, point d’industrie, point de famille ; l’homme ne reconnaît pas même ses enfans : un esprit inerte et une ame indifférente, c’est de cette façon seulement que l’égalité peut être conservée. Mais alors vient aussitôt cette question : l’égalité vaut-elle d’être conservée à ce prix ? Et si nous ne pouvons retrouver en effet l’égalité qu’en retrouvant l’état naturel de l’homme, si l’état naturel de l’homme est de n’avoir ni famille, ni domicile, ni langage, ni industrie, ne ferons-nous pas bien de nous résigner à n’être pas égaux les uns aux autres, puisque c’est la seule manière pour nous de n’être point des brutes inertes ?

Que Rousseau, en parlant comme nous venons de l’entendre, ait voulu conclure pour ou contre l’inégalité, peu importe, car ce n’est là, selon moi, que la petite conclusion de son discours ; il y en a une autre plus belle et plus grande qu’il n’exprime pas, mais à laquelle j’ai hâte d’arriver.

Les impossibilités humaines aboutissent à la puissance divine ; c’est là qu’elles vont se dénouer. Quand donc Rousseau démontre avec une force admirable l’impossibilité pour l’homme naturel d’avoir une famille, un langage, un domicile, une patrie, je ne m’effraie pas de ces coups qu’il porte à l’homme naturel, je m’en applaudis au contraire, car, puisque l’homme n’a créé ni la famille, ni la maison, ni le langage, ni même l’art et l’industrie, c’est Dieu qui les a créés, et je me réjouis de voir ôter à tant de grandes et bonnes choses le caractère humain pour leur donner le caractère divin. Il me répugnait d’entendre dire que l’homme était l’auteur de la famille, de la société, de la patrie, et, loin de savoir gré à l’orgueil humain de faire tout procéder de l’homme, je me disais en moi-même que, si tout cela était créé de notre poussière, tout cela pouvait y retomber. Grâce à Dieu, voilà Rousseau qui me prouve que l’homme est incapable de créer le foyer domestique, le lit conjugal, la table hospitalière, le berceau de l’enfant, le fauteuil de l’aïeul et le tombeau des ancêtres. Merci, mille fois merci, philosophe qu’on a pris à tort pour un misanthrope ! Je m’appuierai désormais avec confiance sur ces objets sacrés, puisque je sais qu’ils ne viennent pas de moi. L’homme en effet ne s’appuie que sur ce qu’il n’a pas créé ; il ne se fie qu’aux choses qui ne sortent pas de ses mains. On le dit orgueilleux ; oui, orgueilleux en apparence, mais faible au fond et timide, car tout ce qu’il a créé, il s’en défie. Il sait qu’il y a là une fragilité originelle qui l’inquiète et le mécontente ; il se pavane d’être créateur aux petites choses, il s’épouvante de l’être aux grandes. Par orgueil, il aime à faire ses lois, ses institutions, son gouvernement ; mais, comme il les fait, il ne les respecte pas. Gouvernemens créés de main d’homme, religions nées de l’imagination humaine,